Publication 6 septembre 2023
Zoom et télétravail : impacts sur la société, avec Hubert Guillaud et Dominique Pasquier
* ASDN : « Aux sources du numérique » est un cycle de rencontres co-organisé en partenariat avec le Conseil national du numérique (CNNum) et Le Tank, durant lesquelles nous recevons des autrices et auteurs qui viennent présenter leur ouvrage et échanger avec le public.
Hubert Guillaud, vous avez publié un ouvrage sur l’usage des outils de visioconférence lors de la pandémie de Covid-19 et leurs conséquences sur le travail. Pourquoi vous êtes-vous emparés de ce sujet ?
Hubert Guillaud (HG) : La transformation numérique est souvent lente, progressive, invisible. Elle se développe par seuils, sans que l’on s’en aperçoive toujours : l’industrie propose des outils et quelques années après, on se rend compte que tout le monde les utilise. Pour une fois, une pratique qui existait peu avant la crise a connu une accélération brutale et visible, assez transformative. C’est ce que je voulais regarder avec les outils de visioconférence. Pourquoi se sont-ils imposés aussi rapidement ? Qu’ont-ils changé ? Peu d’entreprises et d’organisations pratiquaient couramment la visioconférence avant 2020. Trois ans plus tard, le monde a changé. Désormais, les réunions sont d’abord en visio avant d’être en présentiel. On voit rarement un changement aussi rapide des pratiques. C’est ce qui m’a interpellé et ce que je voulais comprendre. Comme le disait Xavier de la Porte, ce qui se joue dans Zoom n’est pas seulement l’avenir possible du télétravail, c’est un moyen de comprendre notre rapport au numérique[1].
Dans votre livre, Coincés dans Zoom, vous montrez que cette bascule de la visioconférence a surtout été le cas des professions intellectuelles supérieures…
HG : Oui, même si, au plus fort du confinement, le télétravail n’a pas touché que les cadres, il a d’abord été et est resté une réalité des catégories socioprofessionnelles supérieures (les autres catégories socioprofessionnelles ont surtout connu le chômage partiel ou la continuité d’activité durant la crise épidémique). Le télétravail était déjà majoritairement une pratique des professions privilégiées avant la pandémie. En 2019, il touchait exclusivement les cadres et il était plus occasionnel que régulier. Il touchait alors environ 1,8 million de salariés[2], a concerné jusqu’à 10,25 millions de salariés en mars 2020, avant de refluer. J’estime, en extrapolant les chiffres disponibles, qu’il concerne désormais environ 3,6 millions de salariés. Si la pratique s’est diversifiée et élargie durant la pandémie, elle est devenue plus régulière qu’occasionnelle et s’est, pour beaucoup de ceux qui la pratiquent, intensifiée. Avant la pandémie, le télétravailleur type était un cadre qui prolongeait un week-end par commodité. Depuis, c’est plutôt un cadre qui travaille à distance régulièrement. On peut même se demander si le télétravail ne s’est pas depuis affirmé comme un attribut de classe, comme si être contraint au présentéisme relevait désormais d’une forme de déclassement. Pour beaucoup, le télétravail est le symbole d’un bullshit job[3], mais il reste aussi le symbole d’un job confortable, dont la pratique améliore les conditions d’existence.
Dominique Pasquier, vous êtes sociologue et une partie de vos recherches s’est concentrée sur l’appropriation du numérique par les familles modestes. Les catégories socio-professionnelles subalternes ont-elles aussi été concernées par ce basculement en visioconférence et en télétravail ? Et, si oui, comment l’ont-elles vécu ?
Dominique Pasquier (DP) : Il est en effet important de rappeler qu’il existe une grande variété de situations de travail. En fonction des catégories socioprofessionnelles et filières concernées, les ressentis, les perceptions ou encore les capacités à appréhender les outils numériques au travail sont très différents. Les classes populaires ont été largement exclues du télétravail et se sont très peu approprié les dispositifs socio-techniques de visioconférence comme Zoom.
Ce sont pourtant des populations qui préfèrent l’interaction orale plutôt que l’écrit et se servent de préférence de dispositifs synchrones. Skype et WhatsApp sont très utilisés pour garder le contact avec la famille. Ces dispositifs existaient et il n’y avait donc pas trop de raison d’en ajouter un autre, plus compliqué, comme Zoom. Zoom convoque une façon d’être et d’interagir (par exemple parler fort et distinctement, lever la main pour prendre la parole…), une culture d’entreprise, une capacité à se projeter dans les écrans… soit autant de codes bien mieux intériorisés par les catégories socioprofessionnelles favorisées.
Mais cela relève aussi d’autres logiques sociales. Bernard Lahire a bien mis en lumière, dans son ouvrage La raison des plus faibles[4], à quel point le face-à-face est important parmi ces groupes sociaux, en ce qu’il est porteur d’authenticité, de franchise et de loyauté. Le corps est aussi souvent un outil de travail dans ces populations et ces outils caractérisés justement par l’absence de corps sont particulièrement difficiles à appréhender.
Hubert Guillaud, vous abordez dans votre ouvrage les enjeux de « Zoom fatigue », pouvez-vous nous en dire plus ?
HG : La Zoom fatigue est un terme qui est apparu très tôt, un mois à peine après que nous ayons été massivement mis à l’arrêt. Elle désigne cette fatigue d’être coincés dans des tunnels de visioconférence. Sa cause principale est liée à un épuisement cognitif du fait d’être concentré pendant des heures dans une succession de réunions qui demandent aux participants de faire des efforts de présentation de soi et d’attention que nous avions du mal à décoder, du fait de l’absence des codes et signaux non-verbaux auxquels nous étions habitués en présentiel. Le décalage entre le son et l’image, la difficulté à s’adapter à ces nouvelles interfaces qui aplatissent les rapports, ont été autant de pratiques qui ont pris du temps à se normaliser. La Zoom fatigue était la marque d’un moment où tout le monde bricolait dans ses pratiques de réunions à distance. Beaucoup d’entreprises, très caporalistes, encadraient alors une activité réduite par une pratique de téléréunion continue. La visioconférence a été en cela très révélatrice des cultures managériales, plus qu’elle ne les a transformées. Les organisations où la culture hiérarchique est très présente ont accru leur surveillance. Alors que pour les organisations plus horizontales, le télétravail a plutôt libéré les contraintes.
Dominique Pasquier, vous avez récemment contribué à une publication du Conseil national du numérique intitulée “Travailler à l’heure du numérique. Corps et machines”[5]. En quoi le rapport au corps induit par la visio-conférence modifie-t-il les comportements individuels et collectifs ?
DP : Dans nos interactions de la vie quotidienne, que ce soit au travail ou pas, le corps joue un rôle fondamental. C’est par lui que nous exprimons notre confiance – ou au contraire notre méfiance –, notre attention, que l’on passe subtilement la parole à l’autre, que l’on manifeste son intérêt, son étonnement ou encore son impatience. Chaque conversation se noue autour d’une chorégraphie millimétrée parfaitement rodée de nos corps, qui transmettent des signaux faibles que nous utilisons pour juger l’autre.
La visioconférence chamboule les échanges en nous privant de tous ces signes d’interaction non-verbale. La webcam crée une hyperfocalisation sur les visages et toutes les informations corporelles lui échappent. Il faut aussi contrôler son propre corps bien au-delà de ce que nous faisons et conscientisons habituellement. Il faut veiller à rester dans le cadre, de préférence bien au centre, à bonne distance pour voir et être vu et peu bouger afin de ne pas envoyer un signal de désintérêt à son interlocuteur. Il faut aussi penser à lever la main avant de prendre la parole, ne pas risquer de couper la parole à l’autre… autant de signaux que l’on transmet habituellement par nos mouvements corporels. Les études menées sur le sujet montrent aussi une tendance à la mise en place de stratégies pour fluidifier ces échanges, avec notamment la mise en place d’une « gaieté performative » pour adoucir les conversations et projeter un sentiment de positivité, stratégie qui est d’ailleurs souvent portée par des femmes.
La visioconférence se traduit par un relatif isolement des utilisateurs de ces outils, qui les utilisent seuls depuis leur lieu de travail ou leur domicile. Pourquoi le collectif est-il fondamental au travail et comment recréer des formes de sociabilité et de solidarité au travail dans les équipes qui ont recours à ces outils ?
DP : Le collectif est en effet un aspect central du travail. L’activité professionnelle n’est pas constituée uniquement des tâches prescrites, mais d’un ensemble d’interactions quotidiennes et de sociabilités que ne permettent pas la visioconférence et le télétravail. Certains outils, comme le tchat de ces interfaces, recréent des espaces d’échanges plus informels mais ils ne remplacent pas totalement les échanges de la vie réelle. En nous en privant, le travail à distance et la visioconférence mettent en lumière ce dont on a réellement besoin, en particulier l’importance du groupe pour apprendre, innover, progresser… On ne s’exprime pas de la même façon, on ne fait pas passer les mêmes idées, on n’aboutit pas aux mêmes résultats selon que l’on communique par écrit ou à l’oral, à distance ou en présentiel.
Il faut aussi noter que ces questions relatives à l’éclatement du collectif de travail et au travail face aux outils numériques se posent au-delà de la visioconférence et du télétravail. Ce phénomène s’observe notamment dans les métiers du soin où l’accélération des cadences – calculée par des machines – aboutit à un refoulement de la dimension émotionnelle du service et à une transformation du métier en gestes automatisés avec une dégradation de la relation interpersonnelle qui était auparavant au cœur de ces métiers. Cela peut conduire à une perte de sens au travail. Plus largement, dans les métiers subalternes, on observe que le numérique a fortement accru l’atomisation des tâches et fait perdre le sens de la chaîne de travail avec ses solidarités professionnelles.
Face à ce constat, plusieurs leviers pourraient être actionnés. En premier lieu, nous recommandons d’impliquer les personnes concernées par ces outils dans leur déploiement le plus en amont possible. Au vu du décalage qui existe fréquemment entre les intentions à la conception et à l’introduction de ces outils et leurs usages effectifs, l’objectif est de clarifier les besoins et d’anticiper leurs impacts, notamment quant à la dynamique collective des équipes. Une fois les outils déployés, assurons une remontée continue d’information afin de mettre en lumière les dysfonctionnements éventuels. Ce diptyque est indispensable pour nous assurer que ces outils sont toujours au service du collectif de travail et des besoins des travailleurs.
HG : Le télétravail s’inscrit dans une longue histoire du développement des outils numériques au travail, qui, nous rappellent les sociologues, produit d’abord une individualisation, une intensification et une prolétarisation. Une individualisation car nous sommes confrontés à des outils de reporting et de surveillance, qui reposent sur des métriques individuelles plus que sur les collectifs[6]. Une intensification qui s’accompagne d’un cadencement renforcé[7], qui produit un travail à la fois plus fragmenté et plus dispersé. Si le télétravail a favorisé la productivité, c’est bien parce qu’il a permis aux cadres justement de mieux gérer l’intensification de leur temps de travail. Une prolétarisation[8], car incontestablement le numérique, plus que nous libérer du travail nous y assujettit et produit des formes de déclassement. Le numérique est d’abord un projet industriel à la recherche de nouveaux gains d’efficacité et de productivité. Si le télétravail est associé à un statut valorisé, il est également le miroir de l’externalisation subie, de la mise à distance contrainte. La visioconférence est l’outil du digital nomad qui sillonne le monde d’une mission à l’autre en relation avec des collectifs distants, mais aussi celui de l’auto-entrepreneur précaire[9]. Le télétravail pourrait bien finir par être un statut intermédiaire, entre le salariat et l’indépendance. Plus que sur site, il permet d’étendre les charges de travail, d’intensifier les demandes, d’exiger une disponibilité de chaque instant… et de déroger au droit du travail d’une manière plus individuelle et moins visible que quand elle se fait sur le lieu de travail, à la vue de tous.
Hubert Guillaud,
Journaliste et essayiste spécialiste du numérique
Le télétravail est un outil idéal pour responsabiliser les comportements des individus tout en dépolitisant les défaillances des organisations. Or, il s’est imposé sans grande contraintes sur les organisations qui n’ont même pas à prendre en charge tous les frais afférents au travail à distance de leurs employés. L’un des leviers permettant de reprendre la main collectivement consiste donc à développer des accords négociés sur le télétravail. Et que ces accords s’accompagnent d’un accès et d’un contrôle du télétravail par les organisations syndicales et les collectifs de travail. Enfin, il est nécessaire de prendre garde à ce que les mesures de productivité et de surveillance que le télétravail permet ne soient jamais individualisées. Les systèmes numériques au travail doivent produire une responsabilité collective, plutôt que des scores de productivité individuels, trop souvent ésotériques. Les systèmes numériques et l’analyse des données sur les lieux de travail doivent renforcer les droits plutôt que les menacer ou les faire disparaître[10]. L’extension de la surveillance via les outils de télétravail a bien peu à offrir aux employés comme aux organisations. Elle produit surtout de la défiance, là où le travail nécessite toujours et avant tout d’étendre la confiance.
La mise en place d’outils de visioconférence a pu permettre le déploiement de nouveaux modes de surveillance du travail. À quoi est-ce dû et comment pourrait-on faire de ces outils des vecteurs de confiance plus que de défiance au travail ?
HG : Hormis au plus fort de la crise, où les outils de visioconférence ont accueilli d’autres catégories socioprofessionnelles que les cadres, ces outils sont peu mobilisés pour la surveillance, d’abord et avant tout parce que ces outils sont davantage utilisés par les catégories socioprofessionnelles supérieures qui sont souvent davantage surveillantes que surveillées. Reste que la surveillance est intrinsèque aux technologies numériques, parce que pour se connecter à un service, un enregistrement est toujours nécessaire. La numérisation de toutes les activités de travail a profondément développé la surveillance des travailleurs[11]. Non seulement ces systèmes menacent l’autonomie des travailleurs, mais très souvent, ils entravent leurs capacités à s’organiser collectivement notamment quand les entreprises utilisent les outils d’analyse de données pour repérer et étouffer l’action collective ou la formation syndicale. Via la surveillance, le numérique permet d’imposer des règles derrière les métriques, voire d’automatiser les punitions. L’avenir du travail ressemble beaucoup à son passé, il est construit sur les mêmes fondations, à savoir la motivation, l’efficacité, la minimisation des pertes, l’optimisation des process et l’amélioration de la productivité. Et pour atteindre ces différents objectifs, la stratégie la plus commune reste la surveillance accrue des travailleurs plutôt que leur autonomie.
Pourtant, si le succès de Zoom et de Teams perdure, c’est d’abord et certainement parce que ces outils ont permis à bien des cadres de regagner de l’autonomie, de gérer leur temps comme ils le souhaitent, d’éviter et mieux sélectionner leurs déplacements. Les cadres n’ont pas besoin d’être surveillés pour s’aligner aux objectifs des organisations. Le problème est de croire que ce n’est pas le cas des autres catégories socioprofessionnelles. Certainement parce que la surveillance est plus simple à déployer que l’amélioration des conditions de travail.
DP : En réalité, ces technologies soulèvent une problématique managériale fondamentale : faire de ces outils des vecteurs de confiance au travail plutôt que de défiance et de surveillance. Pour répondre à cette question, il nous faut nous rappeler que la visioconférence se teinte de l’environnement de travail dans lequel elle s’insère. En ce sens, plutôt que d’interroger le seul couple présentiel/distanciel, la technologie nous renvoie plus fondamentalement au couple autonomie/contrôle.
Pour aborder cette dialectique, plusieurs dispositifs sont mobilisables. Le premier est celui de l’information et de la formation des parties prenantes (salariés, représentants du personnel, managers, médecins du travail, équipes des ressources humaines…). Comprendre concrètement le fonctionnement des technologies, ce à quoi elles nous renvoient en termes de principes d’organisation, leurs risques en matière de santé et sécurité au travail et les façons de s’en prémunir quel est le cadre légal, par exemple en matière de droit à la déconnexion, est essentiel pour une utilisation apaisée et pour évoluer vers des pratiques professionnelles plus émancipatrices. Il est primordial d’accompagner et de former les managers d’équipes en travail hybride. Leur position d’animateurs et de relais ascendants et descendants de l’information est centrale. Dernier point, il importe de clarifier le cadre législatif et réglementaire en matière de droits et libertés numériques au travail, et notamment en matière de surveillance. Les dispositions sont aujourd’hui nombreuses mais peinent parfois à s’appliquer dans le contexte professionnel. Il y a un réel enjeu de lisibilité de ce cadre, des droits et voies de recours en cas de manquement.
[1] Xavier de la Porte, Coincés dans Zoom, avec Hubert Guillaud, Le code a changé, France Inter, avril 2021.
[2] Sébastien Hallépée et Amélie Mauroux, « Quels sont les salariés concernés par le télétravail ? », Dares Analyses, n°51, 4 novembre 2019.
[3] David Graeber, Bullshit jobs, Les liens qui libèrent, 2019.
[4] LAHIRE, Bernard. La raison des plus faibles: rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires. Presses Universitaires de Lille, 1993.
[5] Travailler à l’heure du numérique. Corps et Machines, Conseil national du numérique, 2023.
[6] Voir par exemple, Karen Levy, Data Driven: Truckers, Technology and the new workplace surveillance, Princeton University Press, 2023. Et l’article d’Hubert Guillaud, « Ce que la surveillance change au travail », janvier 2023.
[7] David Gaboriau, « Le logiciel qui murmure à l’oreille des prolos », Le Monde en pièce, Pour un critique de la gestion, vol. 2 « informatiser », éditions La lenteur, 2019.
[8] Juan Sebastian Carbonell, Le futur du travail, éditions Amsterdam, 2022.
[9] Silvio Lorusso, Entreprecariat : everyone is an entrepreneur, nobody is safe, Onomatopee, 2019.
[10] Algorithm Watch, « People analytics in the workplace – how effectively enforce labor rights », mai 2021.
[11] Voir par exemple, le symposium en ligne sur la surveillance au travail, Ann Sarnak, « Workplance Surveillance, collective resistance: a symposium« , LPE Project, janvier 2023. Ainsi que l’article d’Hubert Guillaud, « Comment les travailleurs peuvent-ils lutter contre l’expansion de la surveillance ? », février 2023.
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