Pour autant, les individus modestes subissent encore, d’une certaine manière, Internet. Je veux dire par là qu’ils se sentent obligés d’être connectés, et ce sont bien souvent leurs enfants qui les poussent dans cette démarche. A ce titre, l’argument scolaire est fréquemment le plus convaincant, accru par l’émergence de logiciels comme Pronote. Mais cela va plus loin. Il y a une sorte de mécanisme de culpabilisation, comme si, en ne se connectant pas, ces personnes ne donnaient pas à leurs enfants toutes les chances de réussite. L’autre versant de cet « Internet subi », c’est bien entendu la dématérialisation des services administratifs.
Mais attention : Internet subi ne veut pas dire qu’on n’y prend pas du plaisir… C’est une des autres choses qui m’a frappée lors de cette enquête : Internet agit comme une nouvelle télévision locale pour cette catégorie de population. Ils vivent en zone rurale, font parfois quarante kilomètres pour rentrer chez eux le soir, et vont sur Le Bon Coin : c’est un moment de délassement, au même titre qu’allumer la télé en rentrant chez soi le soir, sauf que l’on reste dans une sphère très locale, puisqu’ils regardent les bonnes affaires dans les environs.
Comment expliquez-vous le paradoxe d’internautes que vous décrivez très à l’aise sur Le Bon Coin, et totalement démunis sur les sites administratifs ?
L’interface du Bon Coin est ergonomique, minimale, et ne cherche pas à faire joli : c’est en cela qu’elle fonctionne très bien. En revanche, les sites administratifs semblent ne pas avoir été réfléchis en termes d’ergonomie. Leurs concepteurs n’ont probablement pas fait de tests auprès d’utilisateurs en difficulté face à l’appropriation numérique.
Sinon, comment expliquer que ceux qui se débrouillent si bien sur Le Bon Coin, ou sur leur application bancaire sur téléphone, très bien conçue également et très utilisée, ne savent pas trouver un onglet sur le site de la CAF ou de Pôle Emploi ? Ces sites présentent des cheminements compliqués à des personnes qui n’ont pas l’habitude de cheminer de cette façon.
Quels autres usages d’Internet propres aux familles modestes avez-vous remarqué au cours de cette enquête ?
L’usage d’Internet n’est que très rarement individuel dans les familles modestes, qui se plient à un principe de transparence. Ainsi, lorsque j’ai mené mes entretiens, j’ai souvent entendu « on n’a rien à cacher ». Les parents sont amis avec leurs enfants sur Facebook, et il n’y a souvent qu’une seule adresse email pour le couple, voire pour le foyer.
Les panneaux « citations » sur Facebook sont extrêmement partagés par cette catégorie de population. Ces citations font figure de morale populaire, érigeant l’authenticité, la franchise comme valeurs cardinales de ces individus, versus la tromperie des autres.
Une autre spécificité que j’ai remarquée lors de l’étude de terrain : les individus issus des classes populaires nourrissent un sentiment de culpabilité envers les petits commerçants lorsqu’ils achètent en ligne. Ce qui peut donner lieu à des situations inédites où le prix d’un bien affiché sur un site fait l’objet d’un marchandage auprès du commerçant, avec l’idée de laisser une chance à ce dernier s’il consent un rabais. Il y a également le cas des panneaux « citations » sur Facebook, qui sont extrêmement partagés par cette catégorie de population. Ces citations font figure de morale populaire, érigeant l’authenticité, la franchise comme valeurs cardinales de ces individus, versus la tromperie des autres.