Publication 1 juillet 2024

Vivre avec la surveillance numérique en Chine, avec Ariane Ollier-Malaterre

Ariane Ollier-Malaterre, Professeure de management et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la régulation du digital dans la vie professionnelle et personnelle à l’université du Québec à Montréal (UQAM)

Pour la 54ème édition du cycle de rencontres Aux sources du numériques (ASDN), Renaissance Numérique et le Conseil national de numérique, en partenariat avec Hubert Guillaud et le Tank, ont reçu Ariane Ollier-Malaterre pour échanger autour de son ouvrage “Living with Digital Surveillance in China: Citizens’ Narratives on Technology, Privacy and Governance”. Dans cet entretien, qui complète l’ASDN (vidéo en bas de page), découvrez comment la surveillance numérique en Chine est construite, vécue et acceptée par les citoyens.

Pourquoi avoir fait le choix de centrer votre analyse sur la perception des individus pour aborder le déploiement des infrastructures de surveillance ?

Parce qu’il existe déjà énormément de recherches sur la façon dont la surveillance est opérée alors qu’il manque cruellement de données sur la façon dont elle est réellement vécue par les citoyens qui sont concernés en première ligne. Cela reste un champ émergent, généralement guidé par les théories du sujet surveillé, comme le montrent par exemple les travaux de Kirstie Ball. Cet angle de recherche m’intéresse parce que j’ai toujours voulu comprendre comment les gens vivent et voient le monde, de leur propre perspective. Cela dit, le deuxième chapitre du livre situe la surveillance digitale en Chine dans son contexte historique et présente son architecture, depuis le “grid management” soit l’approche ascendante de quadrillage des quartiers jusqu’aux approches descendantes tels que le “Golden shield” et le “Police cloud”.

Pourquoi avez-vous choisi de mener cette recherche directement en Chine ? Quelles stratégies avez-vous utilisées en tant que scientifique occidentale pour mener à bien votre enquête de terrain dans un environnement aussi complexe ?

Cela fait maintenant quinze ans que je travaille sur les médias sociaux et presque autant de temps que l’on me disait que je devais me rendre en Chine, là où le modèle des supers applis [Ndlr : Renaissance Numérique publiera bientôt une note sur le sujet] a atteint depuis longtemps une autre envergure ! Le sujet des systèmes de crédits sociaux était également beaucoup étudié, il est à la fois fascinant et très logique quand on s’intéresse au contexte historique, sociopolitique et technologique très spécifique de la Chine.

Ariane Ollier-Malaterre

Professeure de management et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la régulation du digital dans la vie professionnelle et personnelle à l’université du Québec à Montréal (UQAM)

Ce sujet des systèmes de crédits sociaux est presque devenu un objet de fantasme pour les Occidentaux, comme une concrétisation des théories exposées dans Black Mirror en quelque sorte.

Pour ce qui est de ma stratégie, j’ai adopté une méthode inductive, c’est-à-dire que je n’ai lu la littérature spécialisée qu’après avoir mené les entretiens. Je ne voulais pas arriver avec des idées préétablies issues de la littérature européenne et américaine. J’ai commencé par un voyage en solitaire, sac au dos, sur une des routes de la soie, et écrit un journal d’observations. J’ai ensuite mené des entretiens semi-directifs à Pékin, Shanghai et Chengdu (58 au total). Mon livre ne prétend pas représenter l’expérience de 1,4 milliards de Chinois : bien que j’ai essayé de rendre mon échantillon le plus contrasté possible, il reste plus largement représentatif d’une classe urbaine et éduquée.

Conduire des entretiens en tant qu’étrangère (waiguoren) est bien sûr une posture particulière. J’étais accompagnée de doctorants chinois interprètes pour un bon nombre d’entretiens, et le livre propose un chapitre entier qui détaille les mesures que j’ai prises pour signaler aux participants que je souhaitais comprendre ce qu’ils avaient à me dire et non les juger, et pour évaluer tout au long des entretiens à quel moment je pouvais tenter une question plus “sensible” (i.e., politique) et à quel moment je devais au contraire revenir sur un terrain plus neutre pour protéger au maximum les participants, les doctorants et mes collègues.

Que peut-on conclure d’une telle recherche quant aux effets des politiques de surveillance sur les individus ?

C’est compliqué. Je ne suis pas psychanalyste, et je n’ai pas accès à l’intimité psychique des personnes. Cependant, après avoir entendu les vives émotions et observé le langage corporel intense des personnes interrogées, j’ai identifié et ressenti dans mon propre corps des tensions que j’éprouvais encore en relisant les entretiens.

Ariane Ollier-Malaterre

Professeure de management et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la régulation du digital dans la vie professionnelle et personnelle à l’université du Québec à Montréal (UQAM)

Je suis intimement persuadée que la surveillance a des effets néfastes sur les individus car elle exige un effort cognitif constant pour mesurer ce qu’on peut dire et faire, avec qui, quand et où, et qu’elle suscite une forte tension liée à tout ce qui est refoulé et ne peut s’exprimer.

Je n’ai malheureusement pas pu faire lire le livre à mes participants, puisque j’ai choisi de ne pas collecter leurs coordonnées ; je n’aurais pas voulu qu’on puisse retracer qui avait participé à la recherche. En revanche, plusieurs collègues et amis chinois ont lu le livre et m’ont dit qu’ils reconnaissaient bien cette tension que je décris : elle est fidèle à ce qu’ils vivent et ressentent au quotidien. Chaque fois que je présente le livre en présence de Chinois, ils viennent me voir ou m’écrivent pour me dire que mes analyses résonnent avec ce qu’ils vivent et les aident à mieux le comprendre.  Il semble qu’ils se retrouvent dans ce que j’explique.

Votre ouvrage souligne un décalage entre ce que les Chinois pensent de la surveillance (qui est pensée par beaucoup comme nécessaire) et les émotions ressenties, tout comme les stratégies d’évitement mises en place. Quelle est la place des émotions dans la société et dans la politique chinoise ?

La société chinoise met beaucoup d’emphase sur la science, la rationalité, et la technologie, qui sont vues comme des vecteurs de civilisation et de progrès moral. Ce qui explique que l’on a souvent accordé peu d’importance aux émotions dans la Chine contemporaine, comme le montre la politique de l’enfant unique ou plus récemment avec les très longs confinements forcés.… Mais les émotions ont de plus en plus droit de cité dans la société chinoise ; on voit par exemple des articles de presse sur le mal-être des jeunes actifs qui refusent aujourd’hui les lourds horaires de travail demandés dans de nombreuses entreprises chinoises (communément appelés 996). On parle aujourd’hui beaucoup plus de la détresse psychologique créée par les confinements et les thérapies se développent.

Dans quelle mesure les résultats de cette recherche peuvent-ils s’étendre à d’autres contextes que celui de la Chine ?

Mon approche était à la fois systémique et polycontextuelle. Le propre de l’approche systémique est d’être unique à chaque système et pourtant généralisable en tant que cadre d’étude. Ici, la configuration de facteurs contextuels chinois est unique et les sinologues sont d’avis que la gouvernance chinoise s’exporterait assez mal, même dans des pays proches comme l’Asie centrale. Mais l’approche polycontextuelle et le focus sur l’expérience vécue des sujets pourraient être employés en Europe ou sur d’autres continents.

Ariane Ollier-Malaterre

Professeure de management et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la régulation du digital dans la vie professionnelle et personnelle à l’université du Québec à Montréal (UQAM)

Je pense que dans tous les pays, les récits qui façonnent la “mémoire historique” (une reconstruction des faits historiques), le regard sur la société, et l’imaginaire de la technologie et de la gouvernance sous-tendent notre rapport à la surveillance numérique.

Il pourrait être intéressant de se pencher sur les discours européens, américains, et dans les pays du “monde majoritaire” (“majority world”, qu’on appelait précédemment le Sud global) en lien avec la surveillance et sur les conséquences matérielles et psychologiques pour les citoyens européens.

Comment peut-on expliquer la vision occidentale, parfois fantasmée ou exagérée de la surveillance en Chine ?

Le malentendu est d’abord né de l’utilisation du singulier dans le plan  gouvernemental 2014-2020 sur « le » système de crédit social, alors qu’il s’agissait d’une série de pilotes dans des municipalités et des entreprises privées. Il n’y a jamais eu de score unique par chaque citoyen comme dans l’épisode “Nosedive” de Black Mirror par exemple, et les bases de données ne sont pas assez intégrées pour faire cela. Ensuite, il y a eu des entretiens donnés à la presse et des enquêtes terrain qui ont relayé de fausses informations sur les comportements qui donneraient lieu à un gain ou une perte de points (acheter des couches versus jouer aux jeux vidéo). Parfois ce sont les managers des entreprises eux-mêmes qui donnaient des exemples erronés. Ce terreau a été fertile pour les fantasmes occidentaux classiques du « péril jaune » et de la menace chinoise.

Ariane Ollier-Malaterre

Professeure de management et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la régulation du digital dans la vie professionnelle et personnelle à l’université du Québec à Montréal (UQAM)

C’est bien commode de montrer du doigt la Chine et « les régimes autoritaires », d’avoir un “Autre” à dénoncer, pour détourner l’attention et empêcher un examen critique de la surveillance dans les démocraties occidentales.

On a trop souvent tendance à vouloir s’attacher à des scénarios déjà écrits (Black Mirror et autres récits dystopiques) ce qui nous pousse à aligner ces informations à nos propres craintes.

Avez-vous observé une différence notable entre les imaginaires individuels court-termistes et ceux collectifs plus long-termistes ?

Je n’ai pas étudié la question sous cet angle, mais je dirais que les récits sur la technologie sont particulièrement maillés de propos affectifs : “WeChat is in our hearts” s’est exclamé un interviewé. Le techno-optimisme et techno-solutionnisme sont très présents  en Chine. La technologie est source de fierté dans la société chinoise, associée à une peur du déclassement technologique et économique largement liée au “siècle des humiliations” initié par les guerres de l’Opium, les guerres civiles et les invasions japonaises.

Pensez vous qu’il y aurait des différences fondamentales si vous meniez la même étude en France ou au Canada, et si oui de quelle(s) nature(s) ?

Oui, nécessairement, car les récits sont ancrés dans l’histoire, la culture, le système sociopolitique de ces pays. Je ne pense pas, par exemple, qu’on verrait émerger un récit sur les humiliations commises par les puissances étrangères en France ! Alors que cela fait intrinsèquement partie de l’identité et de la mémoire des Chinois, les sinologues se rejoignent sur ce point. On pourrait le voir au Québec par contre. On ne verrait pas non plus se développer le récit sur la nécessité de traiter les gens comme des enfants indisciplinés et immoraux qu’il faut punir. Le rapport au gouvernement et à la technologie est aussi très différent en Occident. Il y a en Chine, suite à des millénaires de construction turbulente du pays, l’idée selon laquelle un gouvernement fort et efficace est absolument nécessaire pour faire face au “chaos” d’un aussi grand pays. Les récits rédempteurs de la figure protectrice de l’Etat face aux lacunes morales de la société sont vraiment propres à la culture chinoise. Mais on pourrait identifier certainement d’autres récits très passionnants en France tout comme au Canada !

VOIR LE REPLAY DE L'ASDN #54

ASDN #54 - Ariane Ollier-Malaterre

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