Publication 20 mars 2020
Surveillance et données personnelles, avec Olivier Tesquet
Nous entendons parler à la fois de « traces numériques » et de « données numériques ». Y a-t-il une différence entre ces deux notions ? Si oui, laquelle ?
Il s’agit plus d’une question de vocabulaire qu’autre chose. Le terme de « données personnelles » a beaucoup contribué à dépolitiser le débat. Quand nous parlons de données personnelles, nous rentrons dans l’idée d’un marchandage, assez illusoire, avec une plateforme souvent bien plus armée que nous, ce qui empêche de penser la question des données personnelles collectivement. La raison pour laquelle nous entendons, depuis plusieurs années, la rhétorique du « je n’ai rien à cacher » est ainsi en partie liée à cette terminologie puisque nous nous disons souvent : « ça concerne le voisin mais ça ne me concerne pas. » Or aujourd’hui, nous nous rendons bien compte, surtout dans le contexte actuel, que les traces numériques que nous semons peuvent être utilisées et avoir de véritables conséquences sur notre quotidien. Les termes de « traces » ou « d’informations intimes » que j’aime bien car elles traduisent vraiment l’idée de toucher à quelque chose de nous, montrent qu’il est urgent d’en débattre collectivement.
La technologie est partout — dans notre maison, dans la rue, dans notre main… — et pourtant nous avons l’impression de ne plus la voir. Comment expliquer ce phénomène ?
J’identifie deux explications. Il y a d’abord tout un tas d’acteurs très connus qui font également partie de l’écosystème de la surveillance mais qui ne se présentent pas comme tels. Je pense notamment à ceux qui se vendent comme des régies publicitaires, ce qui n’est pas forcément beaucoup plus vertueux. Et puis, il y a d’autres acteurs qui ont émergé et se sont multipliés ces dernières années. Pour une partie d’entre eux, ils s’adossent aux grandes plateformes ou à des collectivités et sont des acteurs clandestins, ou semi-clandestins. Que ce soit des courtiers en données ou des marchands de surveillance que l’on croise sur des salons militaires, ils contribuent à rendre invisible un certain nombre de dispositifs dans la mesure où ces derniers ont vocation à être retirés de l’espace public parce qu’il faut ne pas les voir et surtout ne pas en discuter. Ces dispositifs viennent souvent se loger dans une espèce de raison d’État car on les déploie souvent pour des raisons sécuritaires ou sanitaires dans le contexte actuel. La conjonction de ces deux catégories, couplée à notre accoutumance aux grandes plateformes, fait que nous avons l’impression d’être dans une casserole dont l’eau se réchaufferait doucement sans imaginer que nous risquons d’être ébouillantés à un moment.
Peut-on également parler d’une économie de la surveillance ?
Tout cela ne date pas d’aujourd’hui, malheureusement. Les courtiers en données ont vu le jour de l’autre côté de l’Atlantique dans la seconde moitié du XXème siècle et nous les voyons aujourd’hui se multiplier avec l’accroissement des traces numériques laissées. Aux États-Unis, ce qui a permis de collecter pendant longtemps des données étaient les indicateurs déterminant les scores de crédit. Avec la multiplication des outils numériques et l’avènement de la société du « sans contact », la quantité d’informations à exploiter a explosé et les bases de données se sont donc enrichies. Les courtiers en données tissent aujourd’hui un maillage de plus en plus serré. À titre d’exemple, on estime qu’aux États-Unis les data brokerspossèdent entre 3.000 et 5.000 informations sur chaque citoyen américain. Ces courtiers en données sont assez symptomatiques de l’économie de la surveillance dans laquelle nous nous trouvons, car ils se positionnent à la fois comme des acteurs qui n’ont pas pignon sur rue mais qui sont, en même temps, les soutiens essentiels du complexe militaro-industriel. Ils permettent d’huiler les rouages de la circulation des données, ce qui est clé dans cette économie de la surveillance.
Olivier Tesquet
Journaliste spécialisé dans les questions du numérique
La crise sanitaire mondiale du coronavirus va-t-elle accélérer l’avènement d’un état de surveillance généralisé ?
La période actuelle est très curieuse. Ce qui me frappe le plus, c’est qu’aujourd’hui ce qui sépare tel pays d’un autre est une pellicule assez fine. Quand nous nous inspirons un peu de Singapour, puis de la Corée du Sud ou d’autres pays, nous pouvons noter un phénomène d’accélération de la course à la surveillance assez sidérant. Il y a certes des singularités. La Chine, par exemple, dans sa conjonction entre hyper puissance autoritaire et centralisée et volonté de bâtir un écosystème numérique de contrôle, offre une image exacerbée de la surveillance. En Israël, le besoin de sécurité — dont parlent aussi beaucoup les démocraties occidentales — a donné naissance à un écosystème de surveillance très actif, très proche des services de renseignement. Et à la faveur du coronavirus, cet écosystème est en train de déteindre sur tout le reste de la société. NSO, qui le reste du temps vend des logiciels espions, propose ses services au gouvernement pour calculer le score de contagiosité des citoyens. Tous ces exemples nous montrent la pente sur laquelle nous pouvons glisser. Les technologies n’ont pas de frontières. En France, on ne rechigne d’ailleurs pas du tout à acheter des caméras de vidéosurveillance intelligentes chinoises. Alors je ne dis pas que la France est comme la Chine mais nous voyons bien qu’un certain nombre de digues sautent quant à l’utilisation des technologies, d’autant plus dans un contexte où ce qui reste aux démocraties pour gouverner se résume à la force et à la technologie. Nous voyons bien que nous avons une volonté politique très forte d’essayer de renforcer les dispositifs de surveillance.
Dans ce contexte, pensez-vous que la France puisse glisser lentement vers le modèle chinois ?
En France, nous avons des garde-fous qui n’existent pas en Chine, quand bien même un certain nombre de dispositions sont suspendues par l’état d’urgence sanitaire. Nous l’avons vu avec StopCovid. Quand le gouvernement a annoncé qu’il y aurait un débat mais pas de vote, les protestations se sont tout de suite fait entendre. En revanche ce qui m’inquiète, c’est que nous nous trouvons dans une période de banalisation de la surveillance au nom d’un impératif sanitaire, qui est beaucoup plus fort que l’impératif sécuritaire que l’État a brandi ces quinze dernières années. Si nous revenons sur l’impératif sécuritaire, les mesures mises en place n’ont jamais été détricotées. Elles se sont pérennisées et sont devenues des éléments stables de la vie démocratique. Par exemple, le Plan Vigipirate que nous avons tous oublié n’a jamais disparu. Nous pouvons donc nous interroger sur le devenir des dispositifs mis en place pendant l’état d’urgence sanitaire. Je redoute l’instauration d’une économie de la distanciation sociale. C’est-à-dire d’utiliser les caméras de surveillance piétons pour traquer les personnes qui ne porteraient pas leur masque ou ne respecteraient pas les gestes barrières. Cela a été expérimenté à Cannes et c’est en cours d’expérimentation à la station de métro Châtelet à Paris, dans les couloirs du métro. Nous sommes typiquement dans l’exemple d’une technologie autrefois utilisée à des fins sécuritaires puis réorientée à des fins sanitaires. Cela contribue à la banaliser et prouve qu’elle trouvera toujours un moyen de justifier son existence. Nous nous rendons bien compte que sur ces questions de surveillance, les gouvernements développent une accoutumance très rapide et très forte pour la surveillance de leurs citoyens.
Vous parlez du « continuum carcéral d’Instagram » et vous avancez également que nos pratiques sur les réseaux sociaux recomposent nos rapports sociaux. Qu’entendez-vous par là ? Quelle est votre approche de la surveillance faite sur les réseaux sociaux ?
Mon approche est beaucoup influencée par le « on n’en finit jamais avec rien » de Deleuze dans Post-scriptum sur les sociétés de contrôle. Avec les réseaux sociaux, nous n’en finissons en effet jamais avec rien. Nous sommes, avec le continuum carcéral, dans l’idée que la surveillance va nous accompagner de l’espace public à l’espace privé sans que nous puissions nous en rendre compte. Les réseaux et Instagram, particulièrement, contribuent à nous acculturer à un régime de pouvoir basé sur la surveillance photographique et vidéo qui recompose notre existence. Notre vie publique, notre vie privée et notre vie secrète finissent par se fondre en une seule identité et nous font perdre la sphère de notre intimité. De plus, nous sommes des agents de cette surveillance. Personne ne nous a forcés à nous créer un profil sur Instagram ou à installer un assistant vocal chez nous. Ce discours est d’ailleurs repris par les politiques pour qui, étant donné que nous livrons nos informations aux géants du numérique sans sourciller, nous pouvons transmettre un certain nombre d’informations à l’État. La dimension participative de cette surveillance est donc très importante car elle légitime le déploiement de technologies de surveillance.
Vous dressez un portrait plutôt négatif des technologies alors qu’on nous vante les mérites de la ville intelligente, connectée et inclusive. Pour vous, la smart city n’est-elle pas une impasse ?
Il y a une dizaine d’années, nous parlions déjà de smart city pour fluidifier la ville. Depuis deux ou trois ans, nous parlons davantage de safe city. Je me suis rendu, en octobre dernier, au salon militaire Milipol, qui est un salon de l’armement, et j’ai été sidéré de voir certains acteurs vanter les mérites de la safe city. Or quand vous vantez les mérites de la safe city sur un salon de l’armement, il y a peu de mystère sur vos intentions. Aujourd’hui, nous sommes dans une étape de militarisation de l’espace public car nous y déployons des technologies conçues initialement à des fins militaires. De la ville intelligente numérique et accessible à tous, nous passons au fantasme de la ville pilotée par ordinateur avec des capteurs capables de détecter toute situation anormale. Des industriels se rapprochent de collectivités pour en faire des laboratoires dans lesquels les résidents sont des cobayes, pas toujours consentants. Je crains que cela n’accélère un certain nombre de dynamiques qui rendraient la ville hostile.
REPLAY - ASDN #34
« Aux sources du numérique » (ASDN) est un cycle de rencontres matinales au Tank, initiées par Renaissance Numérique et Spintank. Aux sources du numérique nourrit la réflexion sur les enjeux sociétaux, économiques et politiques de notre société numérique en invitant tous les mois un auteur ou une autrice.