Publication 27 mars 2024
Qu’est-ce que la souveraineté numérique ?, avec Julien Nocetti
Le numéro des Annales des Mines que vous avez coordonné, “La souveraineté numérique : dix ans de débats, et après ?” retrace l’évolution du concept de souveraineté numérique. Comment le définissez-vous ?
Ce concept, reconnaissons-le d’emblée, est très souvent invoqué dans les discours politiques et les feuilles de route produites par la puissance publique au cours de la décennie écoulée. De là à avancer qu’il y a autant de « souverainetés numériques » que d’avis, il y a un pas que je n’oserai franchir… Il faut bien mesurer le delta séparant les intentions des réalités que chacun des acteurs du jeu international – États, entreprises, sociétés civiles – apposent sur cette notion. De surcroît, la souveraineté numérique telle que discutée au moment des premiers rapports parlementaires français sur le sujet (rapport Bockel en 2012, rapports Morin-Desailly en 2013 et 2014) a évolué : il faut certainement la considérer comme une matière malléable, un chantier en cours qui se nourrit des débats instruits autour des dernières évolutions technologiques.
De ces considérations naissent une difficulté à apporter une définition pleinement consensuelle. En France, voire à l’échelle de l’Union européenne, l’enjeu de la souveraineté numérique reste souvent perçu à travers la lunette de la régulation des grandes plateformes du numérique. Selon cette lecture, les GAFAM constitueraient un miroir déformant de nos débats sur la souveraineté numérique, plus que leur révélateur.
Julien Nocetti
Chercheur associé à l’IFRI et au GEODE
Au-delà de la question de la souveraineté ou d’un drapeau se pose celle de la capacité des acteurs (État, acteurs économiques et usagers) à agir et à avoir le choix. Comment s’assurer que les débats ne se focalisent pas sur le drapeau mais bien sur cette capacité à agir ?
La question de la nationalité me semble d’autant plus sensible que dans certains pays, l’enjeu de la souveraineté numérique équivaut à questionner l’exportation par les États-Unis de leurs plateformes systémiques, voire à critiquer frontalement Washington. Nous sommes bien placés en France pour le savoir !
De fait, les débats demeurent très perméables à la volatilité du contexte international. Dès 2013, les révélations d’Edward Snowden avaient contribué à mettre à nu les dépendances numériques des partenaires et alliés des États-Unis. Les années suivantes, pêle-mêle, les ingérences numériques, la crise pandémique, les conflits militaires, ont tous revêtu une dimension « souveraine » sur un plan numérique et technologique.
Cette capacité d’action doit effectivement constituer un horizon souhaitable afin d’éviter le wishful thinking et les effets de manche dans un domaine qui n’en a guère besoin. Au demeurant, cette mise en capacité d’agir, que l’on peut assimiler à une souveraineté « en mouvement », peut combiner un caractère offensif (bâtir un écosystème, financer des ambitions) et un volet défensif par le biais de la régulation ou bien de la protection d’acteurs économiques.
Cela peut également passer par un regard plus pragmatique sur la redistribution de la puissance d’action des acteurs publics et privés au sein de l’espace numérique et physique. Faut-il, en 2024, penser celle-ci en termes de gains et de pertes chez les États ? Répondre à cette question suppose des arbitrages et renvoie donc à des choix potentiellement douloureux.
Les plateformes numériques sont devenues centrales dans les rapports de puissance entre l’Europe, la Chine et les États-Unis. Quel impact cela a-t-il eu sur la régulation de ces plateformes en Europe, et comment cela influence-t-il la notion de souveraineté numérique européenne ?
Leur rôle est central, sans pour autant revenir sur l’écueil que j’abordais en début d’entretien.
Certains vont considérer avant tout que ces plateformes font peser un risque majeur de dépeçage des prérogatives souveraines des États, quand d’autres prétexteront de leur empreinte si forte qu’il est illusoire de leur imposer un cadre contraignant.
Or, ces plateformes sont les premières qui, pendant la crise du Covid, ont assuré les connexions entre pays, individus et organisations. Elles façonnent les rapports politiques et sociaux et sont désormais au cœur des rapports de puissance. La coopération, la compétition et la confrontation entre la Chine et les États-Unis se jouent notamment à travers elles.
L’enjeu de la régulation des GAFAM est de plus en plus perçu – en Europe tout particulièrement – comme celui devant permettre d’imposer une souveraineté numérique ardemment souhaitée. Elle se mue donc en un enjeu classique des relations internationales, susceptible, régulièrement, de déclencher des polémiques et de tendre les relations entre alliés (UE – États-Unis par exemple).
Depuis 2019, l’Union européenne a fait de la taxation des GAFAM l’un des axes politiques phares de sa « Commission géopolitique ». Les multiples initiatives communautaires en la matière sont désormais inscrites dans une volonté de défendre la « souveraineté numérique » de l’Europe face aux stratégies technologiques et d’innovation prédatrices des écosystèmes américains mais aussi chinois.
Quelles sont les différences de vision portées par les pays européens avec lesquels vous avez pu échanger ? En quoi cela peut-il avoir un impact sur la capacité de l’Union à proposer une stratégie commune ?
Il faut vraiment comprendre que la notion de souveraineté numérique est perçue de façon très différenciée selon les pays de l’Union. C’est un nuancier complexe de spécificités politico-économiques et d’intérêts plus tactiques qui s’expriment. En Allemagne ainsi que dans les pays baltes ou scandinaves, il existe une difficulté à appréhender la vision française de la souveraineté numérique, qui reste globalement assez conceptuelle.
Julien Nocetti
Chercheur associé à l’IFRI et au GEODE
Cela illustre bien les clivages existants et les blocages au sein des institutions européennes. Ils sont dus en grande partie à ces différences d’appréciation : les cartes mentales européennes au sujet de la souveraineté numérique ne sont pas alignées. Cela étant dit, l’UE a développé ces deux dernières années une ligne politique qui lui est propre. L’absence d’acteurs numériques européens de premier plan conduit l’UE à défendre un modèle spécifique de société numérique autour de valeurs (protection des données personnelles, concurrence loyale, fiscalité suffisante…) dont la dimension défensive est parfois perçue comme une forme d’antiaméricanisme.
En février 2021, Charles Michel, président du Conseil de l’UE, déclarait qu’il n’y a « pas d’autonomie stratégique sans souveraineté numérique », plaçant officiellement au cœur des débats le concept d’ « autonomie stratégique », qui dénote une connotation sécuritaire voire militaire – ici appliquée à la politique numérique et aux infrastructures de données. Le curseur placé sur l’ambition d’ « autonomie » suggère une lecture géopolitique devant permettre à l’UE de rivaliser avec les deux superpuissances numériques que sont la Chine et les États-Unis, tout en protégeant ses propres intérêts vitaux.
Cependant, les États membres ne soutiennent pas tous le développement d’une autonomie stratégique européenne. Ceux qui le font ne s’accordent ni sur ce qu’elle recouvre, ni sur le niveau d’ambition géographique et fonctionnel qu’ils devraient adopter pour la mettre en œuvre. L’attitude à adopter vis-à-vis des États-Unis est au cœur des discussions sur l’autonomie stratégique européenne et constitue l’un des points de crispation quant aux risques qu’elle pourrait faire peser sur les relations transatlantiques, particulièrement en matière de défense.
Vous avez évoqué les différences d’approches entre les démocraties libérales et les États autoritaires en matière de souveraineté numérique. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces divergences et comment cela se traduit dans les relations internationales ?
La souveraineté numérique ne représente pas qu’un enjeu de politique intérieure : elle concerne également la projection d’une vision, d’un modèle à l’international. En la matière, une partie des débats actuels se focalisent sur l’opposition de valeurs entre l’approche défendue par les démocraties libérales et celle projetée par les États autoritaires. La ligne de fracture s’articule à un double niveau.
Le premier concerne le degré d’ouverture d’écosystèmes numériques aux interdépendances globales. Des régimes autoritaires comme la Chine, la Russie ou l’Iran visent, depuis la fin des années 1990 et à des degrés divers, à s’affranchir de leurs dépendances vis-à-vis des technologies américaines, perçues comme un moyen d’intrusion voire de subversion.
Le second a trait aux divergences d’appréciation de l’expression de souveraineté numérique. Internet, défiant le contrôle de toute forme d’autorité, n’est pas unanimement perçu dans le monde comme devant à tout prix favoriser l’émancipation des peuples. C’est ici la couche cognitive de l’internet qui est concernée par cette approche. Distincte de la conception européenne, la souveraineté numérique telle qu’envisagée par la Russie ou la Chine met ainsi l’accent sur la préservation de l’espace informationnel « national » d’influences étrangères perçues comme subversives – tout en suivant les tendances internationales observées depuis une décennie (relocalisation des données, davantage d’importance accordée aux infrastructures numériques, etc.). Cette approche sino-russe se distingue également par un recours décomplexé au droit, mobilisé tous azimuts pour renforcer la primauté du politique dans le domaine numérique et maintenir la stabilité – sinon la survie – des régimes.
Cette forme d’autoritarisme numérique est projetée de façon croissante dans les débats internationaux. D’une part, un État comme la Russie projette la notion de « souveraineté » ou de « sécurité » de l’information dans les enceintes internationales, tout particulièrement onusiennes, cherchant à rallier les pays déjà américano-sceptiques à son propre positionnement. Ligne de fracture dans les débats sur la gouvernance mondiale de l’internet, la « souveraineté » est aussi exploitée par les mêmes États à des fins de politique étrangère. Ainsi, avant son interdiction dans l’UE à compter de mars 2022, la chaîne d’État russe RT diffusait, en France, des émissions et des articles pointant « l’absence » de souveraineté numérique en Europe, avec en contrepoint les différents scandales d’espionnage impliquant les alliés de façon à susciter des débats déjà polarisés au sujet des États-Unis.
En quoi les intelligences artificielles continuent ou renouvellent-elles le débat ?
Il est vrai que le champ de la souveraineté numérique s’est considérablement étendu. Il y a dix ans, les débats à ce propos restaient souvent centrés autour de la réponse apportée à la question « qui contrôle internet ? ». Ils sont, depuis, élargis par l’extension du champ numérique porté par le développement et la diffusion des technologies dites critiques : intelligences artificielles, réseaux 5G, sans oublier l’enjeu de la maîtrise des algorithmes sensibles et l’approvisionnement en composants sophistiqués. La focale est donc bien large…
Julien Nocetti
Chercheur associé à l’IFRI et au GEODE
Le propre des IA est aussi de relier les enjeux entre eux, donnant un caractère encore plus ardu à toute entreprise souveraine – surtout à l’échelle de l’Union européenne. Peut-on réellement dissocier l’IA de la donnée, dont la maîtrise constitue un avantage fondamental dans la compétition mondiale ; de l’algorithme, critique pour la pertinence de l’IA ; de la 5G, qui permettra une interconnexion beaucoup plus profonde entre des données alimentant les systèmes d’IA ; de la puissance de calcul et des semi-conducteurs ? Et comment ne pas faire le lien entre le foisonnement escompté des IA et la multiplication d’infrastructures de stockage de données ? Cette question contribue précisément à resituer l’enjeu souverain dans son caractère territorial. À n’en pas douter, l’irruption des IA génératives, et avec elles les promesses et périls de cette évolution majeure, viendront rapidement s’ajouter aux technologies faisant l’objet d’âpres luttes pour leur maîtrise, à la fois technique et financière.
Pour continuer sur ce point de vue prospectif, comment envisagez-vous l’évolution du concept de souveraineté numérique dans la prochaine décennie ?
Il est toujours risqué de se livrer à l’exercice de la prospective dans un champ aussi évolutif… À mon sens, la friction entre une approche soulignant la dimension « physique » et frontiérisée de la souveraineté numérique (contrôle sur des câbles sous-marins, des data centres, etc.) et une lecture déspatialisée de la souveraineté se raffermira au fur et à mesure de l’accroissement des besoins de connectivité. À travers cet enjeu est posé la question de la capacité des États-Unis à défendre un modèle numérique spécifique et à contester celui de régimes autoritaires. En somme, même si les États-Unis ne parlent jamais publiquement de « souveraineté numérique », il est fort à parier que l’évolution de la notion sera influencée par les transformations à l’œuvre dans ce pays, sur le plan économique et de l’innovation comme sur les plans politique et militaire.
Il ne faut pas perdre de vue, non plus, l’évolution macro du paysage numérique international. Les sociétés qui comptent en 2024 seront-elles toujours aussi puissantes dans une décennie ? Le cadre pesant de la rivalité sino-américaine va-t-il préempter une nouvelle manière de penser la souveraineté à l’ère numérique ? Le concept associera-t-il enfin les citoyens – dans une approche qui vise à mobiliser ceux-ci en les sensibilisant aux enjeux politiques de leurs usages ?
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