Publication 9 janvier 2019

Mettre en capacité la société pour faire face à la haine en ligne

Le 12 novembre 2018, Renaissance Numérique a organisé, en partenariat avec Amnesty International France et l’Institute for Strategic Dialogue (ISD), une conférence dédiée aux alternatives à la haine en ligne, dans le cadre de la 13e édition du Forum sur la Gouvernance de l’Internet sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Retour sur les principaux points abordés lors du débat intitulé “Hack The Hate : mettre en capacité la société pour faire face à la haine en ligne”.

La difficile régulation des discours de haine sur Internet

Dans un contexte mondial de montée des violences, Internet n’est pas un lieu sanctuarisé. Discours de haine, cyber-harcèlement et diffusion de fausses informations sont le lot quotidien de ce nouvel espace. Les réseaux sociaux sont devenus la caisse de résonance privilégiée de l’expression des opinions les plus radicales, en grande partie en raison de l’anonymat qu’ils garantissent et parce qu’ils offrent un nouvel accès débridé à la parole publique. Avec Internet, c’est la fin des “garde-fous” qui décidaient de ceux qui avaient le droit d’accéder aux canaux médiatiques.

Face à une problématique qui dépasse les frontières, la conférence a cherché à réunir des experts du sujet venus d’Asie, d’Afrique, d’Amérique du Nord et d’Europe ainsi que de différents secteurs afin de confronter les différentes perceptions de la régulation et de partager les initiatives les plus inspirantes issues de la société civile internationale.

Mais qu’est-ce qu’un discours de haine ? Existe-t-il un consensus autour de sa définition, notamment au niveau international ? Les échanges ont confirmé qu’il était impossible de dégager une définition consensuelle, et à plus forte raison, d’établir une ligne de démarcation claire entre discours de haine et expression d’une opinion impopulaire. C’est notamment la raison pour laquelle certains chercheurs proposent de se baser sur le terme de « dangerous speech » plutôt que sur celui de « hate speech », car ce dernier renvoie en effet à des réalités juridiques différentes selon les pays. Ce concept permet ainsi un meilleur consensus international et favorise par conséquent une meilleure mise en œuvre des moyens de lutte.

S’agissant des moyens de lutter contre la haine en ligne, il est également apparu au cours de la conférence que la réglementation, principal levier mobilisé pour réguler les comportements en la matière, n’était plus suffisante pour répondre seule à ce défi. Les intervenants de la conférence ont en effet pu évoquer que la dimension illégale des propos haineux sur Internet ne représente qu’une partie du problème, car de nombreux propos haineux sur Internet se situent dans une “zone grise”, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas illégaux, bien qu’agressifs (préjugés, stéréotypes, etc.). Ces contenus échappent alors aux dispositifs de signalement pour retirer les contenus, et au droit pour sanctionner judiciairement leurs auteurs.

 

En parallèle, il a été rappelé que le terrain sur lequel la haine en ligne prospère est en constante évolution et que le problème tend à se déplacer vers de plus petites plateformes. Or, ces dernières ne disposent pas des mêmes moyens pour agir que les principaux réseaux sociaux, notamment en vue de se conformer aux exigences de la loi. Enfin, certains experts ont aussi mentionné le fait que le temps juridique n’était pas adapté à l’immédiateté et la viralité du réseau Internet et son flux continu de messages, car un message de haine a déjà pu atteindre des milliers d’internautes avant d’être modéré.

Pour faire face à ces écueils, les experts ont alors identifié deux axes de travail prioritaires sur lesquels il était nécessaire de s’engager pour mieux appréhender la problématique, à savoir l’importance pour les différents acteurs de travailler ensemble et l’urgence de développer une éducation à la citoyenneté numérique plus ambitieuse.

La conférence a également voulu mettre en lumière quatre projets innovants conçus pour lutter contre le discours de haine sur Internet. Ces présentations d’initiatives innovantes issues de la société civile internationale ont ainsi permis d’ouvrir et de nourrir les échanges lors de la conférence.

La nécessaire approche collaborative

Aucun secteur ne peut prétendre pouvoir régler la problématique de la haine sur Internet à lui seul. La collaboration entre société civile, États et secteur privé pour répondre à cet enjeu sociétal est déterminante, car les savoir-faire et champs d’action sont différents, mais complémentaires.

Breakthrough Media, l’approche collaborative
au cœur de la mission de l’entreprise

Breakthrough Media est une entreprise anglaise qui travaille en étroite collaboration avec le gouvernement et la société civile britanniques. Son objectif est de mettre à disposition ses compétences en matières de connaissance de l’environnement numérique et de production de vidéo afin de concevoir pour d’autres acteurs des campagnes en ligne qui visent notamment à lutter contre toutes les formes d’extrémisme.

Cette coopération multipartite est indispensable pour que les actions entreprises soient les plus pertinentes possibles à l’échelon local. Les intervenants de la conférence ont ainsi mentionné que les plateformes du numérique ne disposaient pas nécessairement des compétences linguistiques requises pour agir sur des contenus dont les langues locales sont parfois rares, ni d’une connaissance assez fine du contexte local (cadre légal, usages numériques, etc.) pour lutter avec efficacité. C’est pourquoi les Organisations Non Gouvernementales (ONG) locales sont identifiées comme des partenaires clés pour intensifier la politique de modération mise en place par les acteurs du numérique.

L’importance du rôle joué par le citoyen est aussi l’un des principaux messages qui a émergé lors de ce débat. Les experts ont ainsi rappelé que la mobilisation citoyenne collective était primordiale pour endiguer le phénomène, et qu’il était nécessaire que des acteurs tiers puissent mettre à disposition des internautes des conseils, des outils et des méthodes pour faciliter cette mobilisation.

Seriously, la plateforme pour désamorcer la haine sur Internet

Seriously est une plateforme de pacification des débats en ligne. Cet outil offre une diversité de contenus – fact checking, conseils d’experts et ressources médias – pour accompagner la réponse citoyenne des internautes quand ils font face à des propos intolérants sur Internet. Seriously est ainsi complémentaire au droit et aux dispositifs de signalement des contenus illicites, car il permet d’agir sur la “zone grise” des discours de haine en ligne. Développé par le think tank français Renaissance Numérique, le projet Seriously est le fruit d’une démarche collaborative avec des spécialistes de la défense des droits et du débat en ligne : associations, chercheurs, acteurs éducatifs, institutions et plateformes du numérique.

Dans cette perspective, certains experts ont eu l’occasion de présenter quelques stratégies de réponse aux discours de haine en ligne telles que la promotion de récits de tolérance, l’explication de la dangerosité des messages publiés ou encore la volonté d’infliger des “sanctions sociales” (“name and shame”).

Enfin, tous les intervenants au débat ont précisé que cette responsabilisation des internautes devait nécessairement passer par de l’éducation à la citoyenneté numérique afin qu’ils disposent d’une meilleure connaissance de leurs droits et devoirs civiques à l’ère numérique.

L’urgence de la dimension éducative

Mener un travail d’éducation et de sensibilisation à la prévention est une étape essentielle dans l’appropriation de la lutte contre le discours de haine. L’éducation à la citoyenneté numérique dès le collège apparaît dès lors comme l’un des meilleurs remèdes pour développer les “anticorps” des jeunes afin qu’ils se prémunissent des effets néfastes dans le temps.

Group of the European Youth for Change, l’initiative pour développer l’éducation à la citoyenneté numérique des plus jeunes

Group of the European Youth for Change est une initiative née en 2010 en Roumanie pour sensibiliser la jeunesse à la citoyenneté numérique et aux droits de l’Homme. Ce projet pilote a été mis en place avec succès dans trois pays européens : la Roumanie, l’Italie et la Suède. Il vise à intégrer des cours d’éducation numérique dans le cursus scolaire, tout en accompagnant les professeurs pour développer l’éducation au numérique, à l’esprit critique et aux médias et à l’information des élèves.

Les intervenants de la conférence ont également vivement recommandé une éducation au numérique moins verticale, c’est à dire une éducation par l’action plutôt qu’une vision descendante de l’éducation. Dans cette perspective, il a été préconisé d’inventer de nouvelles méthodes en se saisissant des opportunités pédagogiques offertes par le numérique.

“La véritable identité des chats”, le dispositif pédagogique d’éducation à l’image pour déconstruire les théories du complot

Le Bal a mené un projet pédagogique visant à permettre à des collégiens de s’emparer de la thématique du conspirationnisme en faisant réaliser une fausse théorie du complot aux élèves (“La véritable identité des chats”). Cette appropriation par l’exemple permet de déconstruire les mécaniques de la désinformation qui sont à l’oeuvre dans les théories du complot.

Un travail pédagogique qui doit donc se concentrer sur l’amélioration des connaissances des dispositifs (légaux et au-delà) de lutte contre les discours de haine sur Internet, et sur une meilleure appréhension des logiques d’acteurs et mécanismes propres au numérique. C’est à cette condition que les citoyens seront en capacité d’agir.

La dimension virale et universelle que donne Internet aux propos haineux apporte une complexité nouvelle et implique donc de définir de nouvelles approches pour mieux appréhender la problématique. Parce que la réglementation ne pourra pas tout résoudre, les experts de la conférence ont invité l’ensemble des acteurs à une plus grande coopération entre eux afin de valoriser des compétences plurielles, mais complémentaires, et à promouvoir une éducation à la citoyenneté numérique plus ambitieuse. C’est à cette condition que la société pourra être en capacité de faire face à la haine sur Internet.

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