Publication 25 mars 2022
Sécurité et numérique : impacts sur nos droits et libertés, avec Alexandre Archambault
Quel constat général faites-vous vis-à-vis du recours croissant au numérique dans la sphère de la sécurité dans notre pays ?
Le numérique est désormais présent à chaque instant dans notre vie quotidienne, dans nos interactions personnelles comme dans nos échanges avec les acteurs privés et services publics. Il est donc logique que la sphère de la sécurité s’en empare. Il y a un siècle, on commençait à analyser les traces de pas, de pneus, puis les empreintes digitales, puis les lignes téléphoniques… Il n’est donc pas anormal que nos enquêteurs et magistrats se saisissent des possibilités que leur offre le numérique.
Pour autant, il faut avoir à l’esprit que le numérique n’est qu’un outil, et se garder de la tentation de la croyance en la solution miracle apportée par une technologie sans cesse plus performante permettant de résoudre tous les maux structurels de notre société. Or, ce que je constate, c’est que la perte progressive des valeurs qui fondaient l’action politique, reposant sur une vision de moyen et long terme et s’efforçant de se tenir à l’écart de la tyrannie de l’émotion de l’opinion publique (laquelle au passage n’est considérée que de plus en plus sous le prisme déformant des réseaux sociaux), conduit petit à petit à s’affranchir, au nom d’une efficacité qui n’est que de façade, des principes fondamentaux de notre état de droit, au premier rang duquel le droit à la sureté, c’est-à-dire la protection contre l’arbitraire de l’État et de ses exécutants.
Le principe d’efficacité n’est pas en soit un danger pour les libertés publiques tant qu’il se concilie avec nos principes constitutionnellement garantis et qu’il s’accompagne d’une vraie démarche d’évaluation. Or, malheureusement, nous n’avons pas cette culture de l’évaluation. Trop souvent, le législateur empile de nouveaux dispositifs venant complexifier un édifice déjà fragile sans se soucier de l’analyse critique des dispositifs existants (et notamment de la question essentielle des moyens accordés en termes budgétaires, humains, matériels et de formation).
Par ailleurs, je déplore que les nécessaires questions d’éthique, qui dans une démocratie moderne devraient être traitées en amont de la mise en œuvre en tant que partie intégrante du dispositif législatif, soient reléguées en phase de mise en œuvre (quand elles ne sont pas abordées ex post au détour d’un contrôle de conformité émanant de la CNIL).
Alexandre Archambault
Avocat au barreau de Paris, spécialiste du droit du numérique
Si bien que nous rentrons dans un cercle vicieux : le législateur « vend » à l’opinion publique des lois venant apporter la solution miracle aux problèmes rencontrés, dans le numérique comme ailleurs, sans pour autant se soucier des moyens pour les rendre efficientes. Faute de véritable réflexion en amont sur les moyens nécessaires pour les mettre en œuvre, se développe un sentiment, réel, d’impunité (alors que notre droit est déjà bien outillé pour poursuivre et juger les auteurs d’infractions pénales en ligne). L’opinion publique, chauffée à blanc par la tyrannie de l’émotion et des propos clivants sur les réseaux sociaux, se retourne vers le législateur et exige de nouvelles mesures. C’est sans fin, et petit à petit nous assistons à un détricotage en règle de lois « totem » telle que la loi de 1881 (ndlr : sur la liberté de la presse) qui avait pourtant plutôt bien traversé les siècles, régimes politiques et évolution des moyens de communication.
La meilleure illustration que l’on peut trouver est ce nouveau mantra asséné, tant à droite qu’à gauche, que la sécurité serait « la première des libertés ». Cela revient à nier l’héritage de nos aînés qui, aux premières heures de la Révolution, ont rappelé que la première des sécurités dans un régime démocratique, c’est la liberté et la sûreté.
Selon vous, les garde-fous juridiques existants suffisent-ils à maintenir l’équilibre entre le droit à la sécurité et nos autres droits et libertés fondamentaux à l’ère numérique ?
Oui… en théorie. Car en pratique, les garde-fous institutionnels peinent à assurer pleinement leur rôle, pour plusieurs raisons.
Tout d’abord en matière de fabrique de la loi. De plus en plus, nous légiférons dans l’urgence et l’abondance, en banalisant le recours à des procédures d’exceptions ou dérogeant aux garanties prévues (études d’impact, avis du Conseil d’État, auditions de tout le spectre de compétences, double lecture…). Si bien que nos parlementaires, déjà peu acculturés aux sujets ayant trait au numérique et aux libertés publiques, en sont progressivement réduits à une chambre d’enregistrement des volontés d’un exécutif pour lequel l’asymétrie d’accès à l’information n’a jamais été autant en sa faveur. C’est le paradoxe de l’actuelle législature : si les députés n’ont jamais autant travaillé, la qualité du travail parlementaire n’a jamais été aussi faible, comme en témoignent les nombreuses et très sévères censures du Conseil constitutionnel pointant avant tout un problème de méthode. Faute de pouvoir s’inscrire dans le temps long, les questions éthiques que j’évoquais, qui loin d’être un frein à l’efficacité de la procédure sont au contraire un garant de l’acceptabilité tant sociale que juridique, sont absentes des débats où s’enchaînent les arguments d’autorité et autres généralités assénées de façon fort peu respectueuse de la rigueur scientifique et juridique. Le très fort taux de parlementaires de l’actuelle législature ne souhaitant pas rempiler devrait nous interpeller.
Alexandre Archambault
Avocat au barreau de Paris, spécialiste du droit du numérique
Ensuite, en raison du manque de moyens accordés depuis plusieurs décennies aux institutions judiciaires dans leur ensemble (magistrats, mais également fonctions supports, enquêteurs…) alors que dans le même temps le législateur leur confie la répression de nouveaux délits qui viennent compliquer un peu plus le droit. La France se caractérise par un taux de magistrats par habitant parmi les plus faibles de l’Union européenne (nous avons peu ou prou le même nombre de magistrats qu’il y a deux siècles), un investissement public dans la justice deux fois inférieur à celui de l’Allemagne, et des procédures inadaptées au numérique faute d’investissement dans la transformation numérique de la justice.
Enfin, plus inquiétant, il existe des tentations de remettre en question des décisions de justice rappelant la primauté du droit de l’Union européenne sur le droit français. Une part significative de nos décideurs publics, pourtant prompts à dénoncer, à juste titre, les pratiques de pays faisant échec par leur législation nationale à des décisions de justice de Cours européennes, œuvrent pour des initiatives qui, localement, reviendraient à vider de leur substance des décisions qui, justement, assurent ce rôle de garde-fous face à la tentation de l’exécutif de faire primer l’efficacité sur tout le reste. Nous pouvons citer à cet égard le rapport parlementaire sur l’évaluation de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, dans lequel les arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sont qualifiés de « hold-up » et qui, parmi les pistes de réponse étudiées, aborde une « rébellion ». Les observations du gouvernement français dans le cadre de la procédure qui a débouché sur l’arrêt French Data Network du Conseil d’État en avril 2021, dans lesquelles le gouvernement invitait le Conseil d’État à activer le contrôle ultra vires1 des organes de l’Union européenne, est un autre exemple.
Tout cela participe de cette perte progressive des valeurs qui faisaient consensus dans toute notre classe politique, relatives au respect des grands principes de l’État de droit, qui loin d’être une contrainte réduisant l’efficacité de la poursuite et du jugement des auteurs d’infractions, est au contraire une boussole indispensable aux démocraties pour leur permettre de traverser des tempêtes sans trop de dégâts.
Alexandre Archambault
Avocat au barreau de Paris, spécialiste du droit du numérique
Lors du débat organisé le 21 février 2022 par Renaissance Numérique et L’Express, vous avez évoqué l’idée que nous serions dans une « démocratie paranoïaque ». Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là ?
L’État et ses exécutants se comportent de longue date comme des assiégés en permanence, en verrouillant les conditions du débat (par exemple en abusant de la classification à outrance sur les données permettant d’évaluer l’efficacité des dispositifs de surveillance) et en vouant un culte déraisonnable à la sécurité par l’obscurité.
Vigipirate est activé sans discontinuer depuis plus de vingt-cinq ans. La banalisation de l’exception pervertit l’État de droit puisque, effet cliquet oblige, un retour à l’état d’origine n’est guère possible face à la peur de l’opinion publique (tout retour à l’état d’origine est vécu, du fait de cette accoutumance aux mesures d’exception, comme du laxisme) et toute nouvelle situation de crise précipite les pouvoirs publics dans une nouvelle fuite en avant. Ainsi, entre les attentats de novembre 2015 et le printemps 2022, notre pays a vécu plus de la moitié du temps sous état d’urgence, un dispositif présenté comme temporaire et qui, par la force des choses, tend à devenir un état permanent auquel les gouvernements paraissent s’accoutumer.
Sous la pression de l’urgence, et en l’absence de moyens d’évaluation des politiques publiques réellement indépendants de l’exécutif, le Parlement tend à devenir une chambre d’enregistrement de l’extension du domaine de l’exception, et multiplie pour la forme les demandes de rapport qui ne sont guère satisfaites.
Le Parlement est ainsi toujours dans l’attente des rapports sur l’efficacité des dispositifs de mise en œuvre sur les réseaux d’algorithmes à des fins de sécurité nationale (dispositifs provisoires mais pourtant prorogés à plusieurs reprises sans aucune évaluation publique), ainsi que sur l’encadrement du choix par les opérateurs téléphoniques de leur équipementier en matière de 4 et 5G. Dans une démocratie moderne, il est normal que ces sujets, dont une nouvelle fois on ne remet pas en question le principe d’une régulation de la part des pouvoirs publics, fassent l’objet d’un débat public sur la base de données évaluées scientifiquement et soumises au contradictoire.
L’exemple le plus frappant est la lente mais déterminée mise à l’écart de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) en matière de contrôle ex ante des fichiers régaliens, alors que cette finalité était justement celle qui avait présidé à la loi fondatrice de 1978 sur la protection des données personnelles des citoyens. Tout au long de ses avis rendus dans le cadre du dispositif « TousAntiCovid », la CNIL a déploré de ne disposer que d’informations parcellaires et de voir la quasi-totalité de ses préconisations aucunement prises en compte.
Au niveau du contentieux, la « contamination » du droit commun par des mesures à l’origine d’exceptions qui tendent à devenir la norme et se retrouvent progressivement étendues à l’ensemble des procédures, doit nous interpeller. Cela concerne y compris les délits du quotidien, sans que les garanties procédurales pourtant exigées par les juridictions, nationales comme européennes, ne soient assurées.
Alexandre Archambault
Avocat au barreau de Paris, spécialiste du droit du numérique
Chose inimaginable il y a encore quelques années sous l’empire de la loi de 1881 non détricotée, vous pouvez désormais vous retrouver en garde à vue pour un simple tweet signalé par une association de lutte contre le racisme instrumentalisée, et que faute de temps le parquet n’analysera que dans le cadre d’un placement en garde à vue.
C’est ainsi que des mesures particulièrement intrusives sont sollicitées auprès du juge sur la base d’éléments non soumis au contradictoire (les fameuses « notes blanches »). Jusqu’à présent, la plupart des formations de jugement écartent ces éléments, mais pour combien de temps encore ? Le procès en laxisme diligenté par l’opinion publique fait rage en dehors des prétoires encore attachés au respect de l’État de droit.
De même, les modalités de mise en œuvre du blocage administratif restent particulièrement opaques, à tel point que toute divulgation d’une mesure de blocage de contenus peut faire l’objet de poursuites. Il a fallu que la personnalité qualifiée de la CNIL, chargée de contrôler la mise en œuvre du blocage administratif, saisisse le juge administratif, pour que soit rappelé à l’administration qu’un contenu à tonalité politique radicale n’était pas pour autant un contenu terroriste. Si bien que, dans le nouveau dispositif désormais transféré à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), cette garantie de recours a été réduite à la portion congrue.
Notons enfin que, dans le cadre des mesures de réaction décidées par les autorités européennes en réponse à l’agression de l’Ukraine par la Russie, les régulateurs audiovisuels comme télécoms ont été jusqu’à présent aux abonnés absents face aux demandes de consignes claires émanant des intermédiaires techniques Internet devant des textes pour le moins imprécis. Or, la plus grande des faiblesses pour les démocraties serait assurément d’adopter les méthodes illégales des régimes autoritaires pour combattre ce qu’elles dénoncent.
C’est profondément regrettable, car cette récurrence de régimes juridiques d’exception tend à en faire le nouveau socle politique et juridique des sociétés modernes confrontées à des menaces planétaires et systémiques. Cette fuite en avant de nos gouvernants, sans qu’ils n’en perçoivent les implications sur les droits et libertés, peut conduire in fine à atteindre l’effet inverse de celui escompté : on nous vend un renforcement de l’efficacité de l’action publique, mais sans se donner les moyens de rendre efficientes les lois déjà votées. À l’arrivée, le bilan est plutôt déceptif au regard du risque sur l’atteinte aux droits et libertés. Si bien que cet affaiblissement de l’action publique contribue au final à faire le lit des libertariens de toutes sortes, qui ambitionnent de se passer durablement des États.
1 En droit administratif et en droit constitutionnel, la locution latine ultra vires signifie qu’une action étatique va au-delà des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi ou qu’une loi de l’État va au-delà des pouvoirs législatifs de l’État qui sont énoncés dans la Constitution.