Publication 9 avril 2025

Protection des mineurs en ligne, avec Justine Atlan

AUTEUR

  • Jessica Galissaire, Responsable des études et des partenariats, Renaissance Numérique

La question de la vérification de l’âge, en particulier pour empêcher les mineurs d’accéder à des contenus à caractère pornographique, est au cœur du débat public français depuis plus de trois ans. Depuis le mois de juillet 2021, les associations La Voix de l’Enfant et e-Enfance/3018 se battent pour que soit appliqué l’article 227-24 du Code pénal, qui impose aux éditeurs de sites hébergeant des contenus pornographiques de contrôler l’âge de leurs visiteurs. L’article précise qu’une simple déclaration du style “J’ai plus de 18 ans”, n’est pas suffisante. Du fait de nombreux rebondissements juridiques, cet article n’est pour l’heure toujours pas appliqué. Toutefois, à l’approche du 11 avril 2025, les choses pourraient bien changer. À cette date, les sites concernés sont censés avoir mis en place une solution de vérification de l’âge conforme au référentiel technique de l’Arcom, entré en vigueur le 11 janvier dernier. Dans ce contexte, nous avons interrogé Justine Atlan, Directrice générale de l’association e-Enfance/3018 et membre du Bureau de Renaissance Numérique. Découvrez, sans plus attendre, ses réponses à nos questions !

Le sujet de l’accès des mineurs aux sites pornographiques a été propulsé au cœur du débat public en 2023. Quelle est aujourd’hui l’ampleur du phénomène ?

La situation est extrêmement préoccupante. Selon une étude publiée par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) en mai 2023, plus de la moitié des garçons et près d’un tiers des filles de 12-13 ans se rendent sur des sites pour adultes en moyenne chaque mois. L’étude démontre également que certains sites, à l’instar de Pornhub, comptabilisent jusqu’à 1,4 millions de visiteurs mineurs par mois, soit 17% de leur audience. Ils ne sont pourtant pas censés être accessibles aux mineurs.

Souvent sans qu’ils ne s’en rendent compte, ces images peuvent avoir un impact psychologique dévastateur sur les plus jeunes. Elles peuvent par exemple faire naître des complexes chez certains adolescents, ou les inciter à avoir des pratiques sexuelles très scénarisées, mécaniques, à l’image des scénarios auxquels ils sont exposés sur ces sites. De façon générale, ces contenus véhiculent une image erronée de leur représentation de leur sexualité, des corps et de la place de la femme. Face à l’ampleur du phénomène, il est devenu plus qu’urgent d’agir.

De quel moyens disposons-nous, justement, pour agir face à cette situation ?

Je tiens tout d’abord à préciser que cette réalité n’est pas nouvelle, et que des dispositions légales existent pour lutter contre, et ce depuis des années. En France, l’article 227-24 du Code pénal punit le fait de rendre accessible aux mineurs des contenus à caractère pornographique. Son non-respect est passible d’emprisonnement et de 75 000€ d’amende.

Justine Atlan

Directrice générale, Association e-Enfance/3018

"Depuis 2020, l'article 227-24 du Code pénal précise qu’une auto-déclaration du type “J’ai plus de 18 ans” pour accéder aux sites hébergeant des contenus à caractère pornographique n’est pas recevable. Dès lors, ils ont l’obligation de mettre en place des systèmes de vérification de l’âge de leurs visiteurs, afin de protéger les plus jeunes. Mais ils ne le font pas."

La loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales est alors venue renforcer les pouvoirs de l’Arcom, pour faire face au non-respect de ces obligations par les sites pornographiques. Le président de l’autorité peut, s’il constate un tel manquement, adresser une mise en demeure au site en question, le sommant de se mettre en conformité. Si cette mise en demeure est ignorée, il peut alors saisir le président du Tribunal judiciaire de Paris aux fins d’ordonner que les fournisseurs d’accès à internet (FAI) rendent ledit site inaccessible. Si des procédures à cet égard sont actuellement en cours, aucune n’a pour l’heure abouti.

C’est en partie pour cette raison que le gouvernement à souhaité, via la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (dite loi “SREN”), introduire des dispositions visant à faciliter encore davantage le blocage de ces sites. Désormais, l’Arcom peut directement ordonner aux FAI le blocage des sites hors la loi, sans passer par une décision de justice. Elle peut également imposer des sanctions pécuniaires auxdits sites, pouvant aller jusqu’à 150 000€ ou 2% du chiffre d’affaires (ou 300 000€ ou 4% du chiffre d’affaires, pour les sites récidivistes).

Comment expliquer le refus, de la part des sites pornographiques, de se mettre en conformité ? 

Il s’agit d’un sujet que nous avons largement  étudié dans le cadre d’un groupe de travail de Renaissance Numérique sur la protection des mineurs en ligne, que j’ai co-piloté. Ce qui ressort de notre étude est que, d’une part, l’industrie du porno brasse des milliards et les sites concernés ne sont pas prêts à renoncer à une part de leur audience.

D’autre part, ces sites jouent aussi, à tort et à raison, sur l’impératif de protection de la vie privée et des données personnelles de leurs visiteurs. Certes, certaines solutions techniques permettant de vérifier l’âge des internautes peuvent être particulièrement intrusives et ne sont sans doute pas à privilégier. Je pense notamment à la vérification de l’âge via le contrôle d’une pièce d’identité, qui contient des données identifiantes sur l’individu comme son nom, son prénom, son adresse, etc. Nous n’avons pas besoin de vérifier l’identité de la personne, ni même de connaître son âge précis. Qu’elle ait 19 ou 53 ans importe peu. Les sites en question doivent uniquement s’assurer que la personne qui souhaite accéder à ces contenus à effectivement plus de 18 ans. Cet argument ne tient donc pas, d’autant plus que des solutions techniques prometteuses, qui respectent l’impératif de protection de la vie privée, ont été développées ces dernières années.

Justine Atlan

Directrice générale, Association e-Enfance/3018

"Un autre argument, longtemps avancé par les sites pornographiques, est que la loi impose une obligation de contrôler l’âge de leurs visiteurs, sans préciser la solution technique qui doit être utilisée pour ce faire. Depuis l’entrée en vigueur du référentiel technique publié par l’Arcom le 11 janvier 2025, cette excuse n’est plus recevable."

Enfin, il y a une question de cadre juridique applicable qui se pose : la loi française est applicable aux sites dont les éditeurs sont hébergés en France ou hors de l’Union européenne (UE), mais pas à ceux hébergés au sein de l’UE.

L’association e-Enfance/3018, que vous dirigez, a mené durant plus de trois ans une action en justice aux côtés de La Voix de l’Enfant pour contraindre les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) à bloquer l’accès à plusieurs sites pornographiques. Où en est cette procédure aujourd’hui ?

Ce que l’on a demandé, au travers de cette action en justice, c’est que la loi soit respectée et que les sites qui ne la respectent pas prennent leur responsabilité. Le sujet n’est pas nouveau, et pour autant, force est de constater que l’immense majorité des sites pornographiques est aujourd’hui hors la loi. C’est pourquoi, avec l’association La Voix de l’Enfant, nous avons décidé, en juillet 2021, d’assigner en justice, en référé, Bouygues Télécom, Colt Technologies Services, Free, Orange, Outre mer Télécom et SFR, afin d’ordonner le blocage des sites les plus visités par les mineurs, notamment PornHub, Tukif, XNXX, xHamster, xvideos, Redtube et YouPorn.

Je tiens à souligner ici le fait que le référé a été accepté : cela signifie que la Justice a considéré qu’il y avait en effet urgence à statuer sur le sujet de l’exposition des mineurs à la pornographie. Dans un premier temps, toutefois, le Tribunal judiciaire de Paris rejette notre demande, au motif que nous aurions dû assigner en premier lieu les hébergeurs ou éditeurs des sites en question, et non les FAI. Nous avons fait appel de cette décision. En mai 2022, la Cour d’appel de Paris a suivi la décision du tribunal. Le fond de l’affaire n’a donc pas été étudié.

Le 18 octobre 2023 a toutefois marqué un tournant dans cette procédure, avec l’annulation par la Cour de cassation de l’arrêt de la Cour d’appel. Dans sa décision, la Cour de cassation, qui est la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire, confirme que nous sommes bien dans notre droit de demander à la justice d’ordonner directement aux FAI le blocage de l’accès à un site pornographique. Nous avons donc lancé une nouvelle procédure d’appel. À la suite de cet appel, le 17 octobre 2024, le Cour d’appel de Paris a rendu une décision historique imposant le blocage de plusieurs sites extra-européens : xHamster (4ème site pornographique le plus consulté en France), Tukif, MrSexe et IciPorno.

Justine Atlan

Directrice générale, Association e-Enfance/3018

"Dans sa décision, la Cour d’appel souligne que “l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale qui peut justifier qu'il soit porté atteinte à d'autres droits comme la liberté d'expression ou de communication”. "

Elle constate, en outre, “qu’aucune mesure efficace susceptible d’être substituée au blocage n’a été mise en place par les sites concernés de sorte que seul un blocage complet est, à ce jour, de nature à mettre fin au dommage existant. Cette mesure est dès lors strictement nécessaire”.

xHamster et Tukif ont fait tierce opposition à la décision de la Cour de cassation, mais le 20 mars 2025, la Cour d’appel de Paris a déclaré irrecevable leur demande d’annulation du jugement. Pour autant, et ce pour plusieurs raisons, le blocage de ces sites n’est aujourd’hui pas totalement effectif. Par exemple, dès le lendemain du blocage, xHamster et Tukif ont créé des sites miroirs.

Pour les autres sites que nous avons attaqués et qui sont situés au sein de l’UE mais hors France, la procédure a été renvoyée au niveau européen. Nous attendons donc une décision de la Cour de justice de l’Union européenne.

Il a fallu plus de trois ans pour arriver à une décision de justice. Est-ce satisfaisant ?

Bien sûr que non. Toutefois, nous avons ainsi franchi une étape importante dans un parcours judiciaire où la justice refusait systématiquement de statuer sur le fond. On me demande souvent s’il ne manque pas, pour dépasser la situation actuelle, du courage politique. Depuis plusieurs années maintenant, le courage politique est plutôt au rendez-vous sur ces questions. Ce qui a fait défaut, jusqu’à récemment en tout cas, c’était plutôt le courage juridique. Désormais, grâce à la décision de la Cour d’appel de Paris, qui est une première en France et en Europe, les sites qui refusent de se conformer à la loi, et qui par là-même exposent, en connaissance de cause, de plus en plus d’enfants et d’adolescents à des contenus traumatisants pour leur développement affectif et sexuel, savent qu’ils courent le risque d’un blocage.

En ce qui concerne les quatre sites bloqués, non seulement ils ne sont plus accessibles aux mineurs, mais ils ne sont plus accessibles du tout. Ce n’est évidemment pas ce que nous souhaitons. Nous exigeons juste qu’ils se conforment au cadre légal, c’est-à-dire qu’ils mettent en place un système de vérification de la majorité de leurs utilisateurs.

Malgré les difficultés de mise en œuvre de cette décision, nous pouvons nous en réjouir du point de vue du droit. Le fait que le référé ait été accepté nous a également permis d’avoir, à chaque étape de notre parcours judiciaire, des décisions plutôt “rapides” (à chaque fois en 2 à 3 mois). La Cour de cassation a fait son travail. Mais cela a demandé effectivement beaucoup de temps, de très bons avocats, qui ont eu les bonnes idées pour lancer les procédures les plus adéquates, avec les bonnes argumentations, et surtout énormément de persévérance.

Que peut-on espérer pour la suite ?

Depuis le 11 janvier dernier, date à laquelle le référentiel technique de l’Arcom est entré en vigueur, nous sommes entrés dans une période transitoire. Jusqu’au 11 avril 2025, les sites mettant à disposition des contenus à caractère pornographique peuvent demander une empreinte de carte bancaire comme vérification de la majorité de leurs visiteurs. À compter du 11 avril, ils devront respecter le référentiel technique de l’Arcom, et adopter des solutions permettant de respecter le “double anonymat”.

Justine Atlan

Directrice générale, Association e-Enfance/3018

"Toute cette procédure peut paraître longue et fastidieuse (elle l’est !), mais si tout se passe comme prévu, à compter du 11 avril, l’Arcom disposera de pouvoirs réels et effectifs, et les sites concernés auront eu largement le temps de se mettre en conformité avec la loi. On peut donc espérer que celle-ci soit enfin appliquée."

Les choses avancent aussi au niveau européen. La Commission travaille actuellement au développement d’un portefeuille d’identité numérique, le “EU Digital Identity Wallet” (ou “eWallet”), qui devrait embarquer des solutions de vérification de l’âge à double anonymat. Des tests sur des projets pilotes sont prévus pour le deuxième semestre 2025, pour un déploiement en 2026.

Notre objectif, à terme, est que l’expérience de la vérification de l’âge pour accéder aux sites pornographiques puisse être répliquée pour d’autres usages, avec plus de granularité (pouvoir détecter par exemple si une personne a plus ou moins de 15 ans). Je pense à l’accès aux réseaux sociaux, mais aussi à la vente d’alcool en ligne via les sites des enseignes de grande distribution, etc. Le but, in fine, est que les consommateurs de pornographie ne puissent pas être catalogués comme tels. Pour cela, il faut que les sites pornographiques ne soient pas le seul cas d’usage. D’où l’intérêt de la procédure européenne et de passer par le eWallet pour que les vérifications d’âge ne soient pas uniquement associées à la consommation de pornographie.

Après plusieurs rebondissements, nous avons donc plutôt des raisons d’être optimistes. Notre victoire juridique est un premier pas pour la protection des mineurs dans leurs usages numérique, qui va bien au-delà de la question de la pornographie. On avance petit à petit vers un système qui permet de repérer les mineurs en ligne, qui est la seule manière de les protéger. Pour protéger les enfants en ligne, il faut être capable de les reconnaître, pour les isoler en tant que groupe, afin de leur adresser un traitement différencié vis-à-vis des contenus auxquels ils ont le droit (légalement) ou non d’accéder. Pour le moment, la grande majorité des services en ligne se basent sur du déclaratif pour distinguer les mineurs de moins de 13, 15 ou 18 ans.

Je me réjouis de la dynamique actuelle autour des ces questions, avec le Digital Services Act (DSA), au niveau européen, qui introduit des dispositions relatives aux mineurs. Le fait que la Commission européenne ait fait de la protection des mineurs l’une de ses priorités dans le cadre de l’application du DSA est un signal fort. Les développements actuels autour du portefeuille numérique européen sont enthousiasmants. Nous constatons également des progrès techniques qui permettent d’articuler protection de l’enfance et protection de la vie privée. On va peut-être enfin arrêter de systématiquement opposer protection de la vie privée et protection des mineurs, au détriment des mineurs !

Finalement, il aura fallu qu’on ait une première génération de mineurs qui a profité des avantages et subi les inconvénients des usages numériques peu encadrés, sans protection, sans prévention, qui devienne adulte et prenne conscience de ces sujets et exige un numérique plus responsable et qui garantisse une protection de l’enfance.

L’échéance du 11 avril va-t-elle, selon vous, contribuer à changer un peu plus la donne ?

A priori oui, en tout cas je l’espère. La vérification de l’âge par carte bancaire ne sera plus autorisée (la Banque de France s’y oppose du fait du risque trop important d’escroqueries). On compte donc sur l’Arcom pour utiliser au mieux les nouveaux pouvoirs qui lui sont conférés, et on espère que le nouveau Président de l’autorité saura impulser cette dynamique.


Sur le même sujet