Publication 17 juin 2020
La propagation du complotisme, analyse d’une épidémie parallèle
Si le conspirationnisme n’est pas né d’hier, il s’est particulièrement développé depuis la création d’internet, véritable “cyber caisse de résonnance” qui a permis le regroupement d’individus en communautés internationales structurées autour de croyances et de codes communs. Ainsi, une théorie née au Royaume-Uni, qui désignait les antennes 5G comme étant les vecteurs de propagation du coronavirus, a progressivement contaminé les États-Unis, où certaines infrastructures ont été prises pour cible. Dans ce décryptage, SERIOUS.LINKS revient sur les mécanismes qui sous-tendent la diffusion de théories complotistes en ligne et s’interroge sur leur recrudescence en temps de crise.
Mécaniques cognitives et réseaux sociaux : quand l’individu se trouve pris dans les mailles du complot
Le succès des théories complotistes trouve ses origines dans la nature humaine. En effet, l’être humain a besoin de certitudes. Il doit être en mesure d’expliquer les phénomènes qu’il observe, sans quoi il n’exerce aucun contrôle sur ceux-ci. En temps de crise, c’est-à-dire lorsque la cohésion d’une société est menacée, ce besoin d’explication s’exacerbe. C’est le mécanisme de la “victime émissaire” mis en lumière par René Girard : quand la société est au bord du gouffre, les hommes désignent alors un responsable, un coupable dont le sacrifice rétablira la paix et l’harmonie. Le complotisme, lorsqu’il offre un corpus cohérent de croyances et de références, fonctionne dès lors comme une idéologie parmi d’autres (religieuse, politique, ou économique). Il fait office de grille de lecture systémique et englobante, autour de laquelle l’individu va organiser sa vision du monde. À cet égard, il devient très difficile de désamorcer ses croyances, même avec des arguments factuels, car il ne s’agit plus de simples opinions, mais bien de convictions qui engagent la personne dans son entièreté. Ainsi en est-il encore de nos jours : les théories du complot désignent toujours une cause humaine, souvent un petit groupe ou une personnalité identifiée, comme principal facteur explicatif de la crise. Dans le cadre de l’épidémie de coronavirus, une théorie s’est ainsi répandue sur les réseaux sociaux, désignant Bill Gates et sa fondation comme instigateurs de l’épidémie.
Particulièrement puissante en tant de crise, la double mécanique du besoin d’explication logique et de désignation d’un bouc émissaire trouve une nouvelle source de satisfaction dans la société de l’information numérique structurée autour des réseaux sociaux. En effet, si les réseaux sociaux sont devenus l’un des principaux vecteurs de circulation de l’information, ils n’ont pas été initialement conçus pour assurer cette lourde tâche. La plupart des plateformes numériques que nous utilisons au quotidien (Facebook, YouTube, Twitter, Instagram, Twitch) sont avant tout destinées à accaparer le maximum de temps de visionnage de la part des consommateurs. À cette fin, tout un écosystème de pratiques s’est mis en place, qui exploite les réflexes cognitifs de l’humain en jouant sur notre besoin naturel de récompense : le système du pouce bleu, du partage, des commentaires, les pop-up et notifications, le principe des followers, la création de groupes et même le design des interfaces. Ces petits gestes devenus habituels ont pour objectif de susciter “l’engagement” de l’internaute (c’est-à-dire amener l’individu à investir volontairement le plus de temps possible sur le réseau).
Suivant cette logique de l’engagement, les plateformes numériques sont également conçues pour satisfaire, et même prédire, les envies de l’utilisateur. Ce modèle génère des phénomènes d’enfermement algorithmique, c’est-à-dire que les formules mathématiques qui régissent le fonctionnement de certaines plateformes suggèrent systématiquement des contenus similaires à ceux que l’utilisateur a pris l’habitude de visionner. Si un jeune adolescent regarde par exemple des vidéos d’Alain Soral sur YouTube, l’algorithme va l’orienter vers d’autres vidéos du même style, susceptibles de lui plaire et donc de l’inciter à rester sur la plateforme. Par ailleurs, les contenus mis en avant par les algorithmes sont les plus populaires (ceux qui suscitent le plus d’engagement). Un capitalisme du like en somme, qui participe au phénomène de “viralité”, caractéristique du web social. Si la diffusion massive et quasi-instantanée d’un contenu sensationnel ne pose pas de problème lorsqu’il s’agit d’une vidéo de chat, il en va tout autrement quand des théories complotistes sont ainsi mises en avant au détriment de sources d’information légitimes.
Enfin, la plupart des réseaux sociaux ont reproduit la mécanique des leaders d’opinion théorisée dans les années 1920 par Edward Bernays, qui mettait déjà en lumière l’efficacité d’établir des leaders charismatiques pour pousser les individus à consommer des produits par effet de mimétisme. Le phénomène contemporain des influenceurs, largement moteurs de certaines plateformes, peut être considéré comme la transposition numérique du concept développé en son temps par Bernays. Ce système devient problématique lorsque des célébrités, des youtubers ou des influenceurs sur TikTok partagent des théories complotistes auprès de leur audience (souvent jeune et inexpérimentée).
L’économie numérique de l’attention, basée sur un engagement toujours plus exigeant de l’utilisateur et sur la publicité ciblée, n’a pas été fondamentalement conçue pour assurer une distribution équilibrée de l’information. On constate une prise de conscience de la part des grandes plateformes, avec des efforts de modération sans cesse renouvelés, mais la logique du réseau social reste inchangée et bénéficie à qui sait l’exploiter, qu’il s’agisse des groupes conspirationnistes ou des États qui cherchent à répandre le chaos informationnel.
Asymétrie des rapports de force : de l’exploitation des contradictions à l’occupation du vide informationnel par les groupes complotistes
S’il n’est pas rare que les crises charrient leur lot de théories du complot, certains facteurs peuvent cependant accentuer ou limiter la capacité de diffusion de ces dernières. Par exemple, les sujets scientifiques en général, et de santé en particulier, sont très suivis par les complotistes. Dans un contexte de crise sanitaire, il est primordial de trouver un juste équilibre entre d’une part, un débat objectif entre experts, et d’autre part la nécessaire vulgarisation des concepts permettant d’informer les citoyens de façon dépassionnée. En somme, l’inverse de ce qui s’est produit autour de la chloroquine. Au lieu d’un débat factuel et pédagogique, nous avons assisté à une rapide polarisation des opinions autour de personnalités emblématiques. Ce glissement du débat, de la sphère scientifique vers le symbolique contribue à alimenter un sentiment de défiance vis-à-vis des autorités et des médias, ouvrant la voie au complotisme : la chloroquine aurait ainsi été interdite à cause des “pressions exercées par des lobbys pharmaceutiques tout puissants”. À cet égard, les contradictions à répétition et les opérations de communication hasardeuses du gouvernement ont été autant de leviers utilisés par les complotistes afin de convaincre de nouveaux adeptes.
Le conspirationnisme se nourrit également du “vide informationnel”. Le cas emblématique qui illustre ce phénomène est celui des antennes 5G. Depuis plusieurs années, des scientifiques s’interrogent sur les potentielles répercussions des ondes radio sur le vivant. Il s’agit d’un débat scientifique majeur pour l’avenir, qui reste pourtant assez peu documenté. L’absence de sources d’information fiables sur un sujet aussi important ne peut qu’alimenter les fantasmes : “on nous cache quelque chose”. Le complotisme peut dès lors faire son œuvre en exploitant les quelques études qui soulignent les effets néfastes de ces technologies. Par ailleurs, dans le cadre de la crise qui touche la presse écrite depuis l’apparition d’internet, on assiste à une érosion du contre-pouvoir traditionnellement incarné par les médias. Le fait que certaines rédactions se contentent de relayer les dépêches des principales agences de presse et l’émergence d’un discours parfois consensuel ont fait naître un sentiment de défiance chez une partie de la population. Ce sentiment, réel ou fantasmé, pousse de plus en plus de citoyens à se tourner vers des sources d’information alternatives, qui comblent le vide laissé par la presse traditionnelle.
Face à l’incertitude informationnelle ambiante et au complotisme galopant, le gouvernement français a mis en place un site internet “anti-fake news” pour lutter contre la désinformation liée au coronavirus. Cette initiative tardive a été perçue comme une tentative de contrôler l’information, générant l’effet inverse de celui escompté. Cet exemple souligne l’asymétrie existante entre les sources d’information “légitimes” et les mouvements complotistes. Les unes sont soumises à des règles contraignantes tandis que les autres ne sont limités que par leur imagination. En témoigne le succès de l’interview choc d’une “ancienne chercheuse en épidémiologie”, qui révèle que la pandémie est un complot planétaire organisé par les big pharma. Visionnée des millions de fois sur les réseaux sociaux, cette vidéo a été réalisée par un certain Mikki Willis dans un petit studio californien avec un budget de seulement 2 000 $. Ce succès est en partie dû à la diffusion active de la vidéo opérée par les groupes anti-vaccins, très structurés et actifs sur internet.
Une étude sur l’écosystème des groupes Facebook anti et pro-vaccins a démontré que les idées des premiers se propageaient mieux que celles des seconds. Pourtant moins nombreux (4,2 millions de membres contre 6,9 millions), les anti-vaccins sont répartis en plus de groupes de taille réduite (317 groupes contre 124) et couvrent ainsi un panel de thématiques bien plus large que les groupes pro-vaccins, numériquement plus importants. Cette capacité à faire tache d’huile sur les réseaux sociaux favorise la diffusion des théories complotistes. Si les tendances révélées par l’étude restent inchangées, les anti-vaccins pourraient devenir majoritaires d’ici une dizaine d’années.
Vers le développement d’une résilience informationnelle
L’appellation de “complotisme” désigne un phénomène bien spécifique et ne doit pas être employée à la légère pour ostraciser certains débats. La crise du coronavirus nous l’a brutalement rappelé : nous vivons dans des systèmes fragiles, sous-tensions, et le meilleur moyen de faire refluer le complotisme est de mettre des mots sur nos peurs, d’adresser sans langue de bois les sujets qui préoccupent les citoyens. Si l’éducation peut jouer un rôle majeur, en fournissant aux jeunes et moins jeunes l’outillage qui leur permettra de tirer le meilleur de la société de l’information numérique, il devient nécessaire de développer des mécanismes de résilience communs permettant de préserver le débat démocratique. À cette fin, tous les acteurs peuvent participer : les scientifiques, en valorisant davantage la connaissance ; les pouvoirs publics, en étant transparents ; les plateformes numériques, en se montrant plus engagées dans une distribution équilibrée de l’information ; et la société civile, en combattant la propagation des théories complotistes sur le terrain.
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