Publication 13 février 2019

Pourquoi la fin de l’anonymat sur les réseaux sociaux n’est pas une solution ?

Depuis quelques semaines, une vieille idée, celle de mettre fin à l’anonymat sur Internet et les réseaux sociaux (1), resurgit dans le débat public français (2). Cette mesure est a priori séduisante car elle laisse penser qu’il y aurait une solution simple à de multiples problèmes sociétaux de nos vies numériques : cyber-harcèlement, propos haineux, fausses informations, etc. L’occasion pour SERIOUS.LINKS de revenir sur cette question afin de décrypter en quoi sa mise en œuvre est une fausse bonne idée (3).

La fin de l’anonymat, un vieux débat qui séduit les décideurs politiques

  • En 2010 déjà, Jean-Louis Masson, Sénateur de la Moselle et Président du micro-parti Démocratie et République, avait déposé une proposition de loi pour remettre en cause l’anonymat, aux motifs que : « L’explosion du nombre de « blogs » et de sites internet édités par des non professionnels anonymes témoigne d’une mutation profonde de la communication en ligne : à travers cette évolution globalement très positive, un certain nombre de dérives se sont néanmoins manifestées ». En réaction, La Quadrature du Net, association de défense des libertés publiques sur Internet, avait « lancé un appel pour la défense du droit à l’anonymat sur Internet ».
  • En 2016, c’était au tour d’Éric Ciotti, Député Les Républicains des Alpes-Maritimes, de s’exprimer en ce sens, avec les mots suivants : « pour mettre fin à cette impunité qui règne sur Internet, je propose de rendre obligatoire pour les réseaux sociaux la vérification de l’identité de leurs membres » (En savoir plus). Alors que la fin de l’anonymat semblait depuis avoir progressivement été délaissée, la mesure a récemment fait son retour dans le débat public sous l’impulsion d’Emmanuel Macron.

Une solution remise sur le devant de la scène par le Président de la République française

  • Cette idée a été relancée pour la première fois en novembre 2018 lorsque le Président de la République française a déclaré lors de la présentation de l’Appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyber-espace : « Nos gouvernements, nos populations ne vont pas pouvoir tolérer encore longtemps les torrents de haine que déversent en ligne des auteurs protégés par un anonymat devenu problématique ».
  • Un vœu qu’il a renouvelé en janvier 2019 lors de la promotion du Grand Débat National à Souillac. Face à six cents maires de la région d’Occitanie, Emmanuel Macron s’est prononcé « pour la levée progressive de l’anonymat sur Internet » afin de mettre en place une « hygiène démocratique du statut de l’information » (En savoir plus).
  • En février 2019, à nouveau dans le cadre du Grand Débat National, Emmanuel Macron a réitéré devant les 1 000 jeunes venus pour l’occasion : « Je ne veux plus de l’anonymat sur les plateformes Internet » (En savoir plus).
  • Alors que cette mesure a eu un écho favorable auprès de certains représentants politiques et associatifs, le ministre de la Culture, Franck Riester, s’est quant à lui montré prudent sur la question, à juste titre et pour plusieurs raisons.

Pourquoi sa mise en œuvre serait une mauvaise idée

  • Une efficacité contestée par la recherche académique. Plusieurs travaux de recherche, issus d’expériences menées sur le terrain et en laboratoire, ont permis de remettre en cause l’efficacité d’une telle mesure. À titre d’exemples : certaines études ont souligné que la parole violente n’avait pas tendance à se libérer davantage lorsque l’identité de l’auteur n’était pas révélée ; que de nombreux groupes haineux opéraient ouvertement dans une quête de légitimité ; que le fait de divulguer son identité pouvait au contraire faire courir plus de risque de discrimination et de harcèlement ; ou encore que certaines personnes, plus susceptibles de se faire harcelées comme les femmes, utilisent souvent des pseudonymes multiples pour pouvoir se protéger (En savoir plus).
  • Une absurdité pour les experts en réseaux informatiques. Ces derniers s’accordent à dire que, dans une société de l’information où la donnée, notamment personnelle, est abondante, « la difficulté technique n’est pas de trouver une identité sur les réseaux numériques, mais de la dissimuler » . Rappelons en effet qu’il ne faut pas confondre la question de l’anonymat le plus total et celle du pseudonymat (En savoir plus).
  • Une menace pour la démocratie et nos droits fondamentaux.  
    • L’anonymat, condition de la libre expression et de la vie citoyenne. Comme le rappelle Félix Tréguer, membre-fondateur de la Quadrature du Net, association de défense des libertés sur Internet, « l’anonymat constitue un droit associé à la liberté d’expression et de communication et au droit à la vie privée. Il est reconnu comme tel au niveau international, notamment par la Cour européenne des droits de l’Homme » (En savoir plus). Rappelons également que « la démocratie ne peut exister que grâce à une saine dose d’anonymat », comme en témoigne le plus grand moment de la vie démocratique d’un citoyen : le vote (En savoir plus).
    • Un risque de glissement vers une société de surveillance et de contrôle. Sans l’anonymat, les citoyens risqueraient de s’autocensurer à l’extrême dans leur manière de s’informer et de communiquer sur Internet. Cette conséquence, appelée le « Chilling Effect« , a été étudiée en 2016 par Jonathon Penney, chercheur au « Citizen Lab » de l’Oxford Internet Institute. Il a démontré qu’après les révélations d’Edward Snowden sur la mise en place du programme de surveillance gouvernementale en 2013 par la National Security Agency (NSA), le trafic vers des articles de Wikipédia sur des sujets tels que le terrorisme avait chuté à hauteur de 20 %, car les internautes se savaient surveillés et ne souhaitaient pas envoyer un quelconque signal de radicalisation (même si inexistant) à la NSA (En savoir plus). Il serait donc dommageable que la France suive cette direction à l’heure où elle devrait, avec l’Europe, bâtir une troisième voie pour un Internet fidèle à ses valeurs, entre le modèle autoritaire chinois et celui américain qui s’imprègne de la culture libertaire californienne (En savoir plus).

Pour conclure, relevons que la mise en œuvre de cette mesure soulèverait également d’autres questions importantes, comme celle des dérives et des problèmes possibles autour de la protection des données personnelles des citoyens s’ils étaient amenés à confier leur document d’identité à des acteurs privés afin d’être en mesure d’utiliser un service.


Sur le même sujet