Publication 5 avril 2017

Numérique et essor des théories du complot, avec Emmanuel Taïeb

Professeur de Sciences politiques à Sciences Po Lyon

Interview d’Emmanuel Taïeb, Professeur de Sciences politiques à Sciences Po Lyon et spécialiste du complotisme.

Pourquoi (comment et quand) êtes-vous intéressé à la problématique des théories du complot ?

J’y suis venu par le biais de premières recherches sur les croyances, les représentations collectives, et les rumeurs circulant sur Internet. Nombre de ces rumeurs non seulement n’en étaient pas, il s’agissait des informations « alternatives » émanant de sources externes au champ médiatique traditionnel, mais encore nombre d’entre elles contenaient des « théories » complotistes. Ces « théories » soutiennent que la marche du monde est voulue par un petit groupe caché d’hommes qui veulent contrôler les populations mondiales ou tirer profit de divers événements ou situations. Le complotisme est devenu un prêt-à-penser critique et politique qui prétend démonter la complexité du monde social en disant que les apparences sont trompeuses, et en désignant les ennemis à abattre (juifs, services secrets, élites, organisations internationales, banques, laboratoires pharmaceutiques, etc.). Travailler sur le complotisme, c’est mettre au jour une idéologie très structurée, qui se diffuse sous des formes diverses dans le corps social.

Comment expliquez-vous un tel essor des théories du complots ? Existe-t-il un lien direct avec les technologies numériques ?

Les effets d’internet sont connus : les discours confidentiels et marginaux jusqu’à présent, sont devenus, avec les nouvelles technologies, des discours susceptibles de toucher le plus grand nombre, et de concurrencer les médias professionnels et les résultats de la science, le tout pour un coût minime. Pour les tenants de l’idéologie complotiste, internet est un formidable outil d’expression et de mobilisation politique. Mais le conspirationnisme est plus ancien qu’internet. Son essor doit donc être trouvé aussi du côté de la défiance à l’égard des médias et du pouvoir, d’une démonétisation du discours scientifique, et de l’abandon de l’idée que ce sont bien les différents groupes sociaux qui écrivent leur destin politique. En contrepoint, le discours complotiste a posé que ce sont des forces obscures qui écrivent ce destin. Il s’est imposé comme discours anti-système, qui permet de dédouaner chacun de ses responsabilités (sur le mode : je ne peux pas changer les choses car ce sont d’autres qui les maîtrisent et me les imposent).

Que pensez-vous des nouveaux outils de factchecking, fruit de la collaboration entre les réseaux sociaux et les grands médias, pour lutter contre la désinformation sur le Web ?

C’est très bien qu’il y ait ce type d’outils, et que les médias professionnels soient vigilants sur ce qu’ils produisent, comme sur ce qui circule sur les réseaux sociaux. Mais en même temps, tout le monde semble découvrir le phénomène des « fake news », alors que la désinformation, la manipulation ou la propagande sont vieilles comme l’espace public ! Tout les « décodeurs » de l’info vont très vite tomber sur le fait que les « fausses nouvelles » sont en fait des discours politiques construits et envoyés sur les réseaux sociaux pour alimenter le trolling et attaquer des adversaires politiques. D’ailleurs, pour ceux qui ne croient plus aux médias traditionnels, même le fact-checking sera suspect, car produit par ceux-là mêmes qui ont intérêt à cacher des choses… Il y a eu beaucoup de relativisme ces dernières années. On a dit, jusque dans l’université, que les « faits n’existaient pas », et que tout était construit. Des gens comme Trump se sont engouffrés dans cette brèche : si les faits n’existent pas, je peux dire ce que je veux, et vous ne pourrez rien jamais prouver. On est ici davantage dans ce qu’on pourrait appeler le « post-factuel » que dans la post-vérité. Il faut alors rétablir l’idée que les faits existent, que c’est sur eux que les historiens ou les sociologues travaillent, mais que pour s’en approcher au plus près, il leur faut construire des analyses et des interprétations. Il faut redonner toute sa valeur au journalisme professionnel comme à la démarche scientifique, qui sont des discours qui ont l’honnêteté de dire comment et par qui ils ont été faits, et qui livrent eux-mêmes les moyens de les discuter, alors que le discours complotiste est clos sur lui-même et ne laisse aucune porte d’entrée au doute raisonnable.


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