Publication 25 novembre 2020
La neutralité du net, clé de voûte d’un internet ouvert ?
Il faut dire que le « réseau de réseaux » a considérablement modifié nos habitudes économiques, sociales et culturelles : la crise sanitaire liée au Covid-19 en est la preuve. Cette appellation n’est pas anodine. Elle décrit très exactement le fonctionnement de l’Internet : une infrastructure mondiale reliant différents sous-réseaux entre eux, ouverte, neutre et permettant une communication planétaire. Cette notion de « neutralité du net » cristallise les débats depuis plusieurs années. Popularisée par Timothy Wu, professeur de droit à l’Université de Columbia (New York), elle consiste à considérer l’Internet comme une simple plateforme neutre quant aux contenus qui y transitent, les laissant accessibles à tous les utilisateurs de manière strictement égale. Wu compare notamment l’Internet à tout autre service de transport (trains, taxis, électricité), et résume ainsi la neutralité du net : “on demande à tous les transporteurs des pays civilisés, de tous temps, de servir le public sans discrimination”. La réalité du net est toutefois plus complexe que celle d’un réseau de transport, du fait de sa structure en deux couches principales superposées. L’infrastructure, première de ces couches, est physique, et comprend tout le matériel de câblage permettant à l’information de circuler. La seconde couche, ou couche applicative, correspond aux protocoles et standards qui assurent la capacité des différents réseaux interconnectés à communiquer entre eux. À l’origine, la neutralité du net était surtout envisagée comme s’appliquant à la couche matérielle qui sous-tend l’Internet, le considérant comme un simple enchevêtrement de tuyaux transportant des informations. Mais peut-on toujours comparer l’Internet à un réseau de télécommunications classique, ou à un simple outil de diffusion de contenus ?
Communication vidéo, actualités, jeux en ligne, commerce, démarches administratives… Il est aujourd’hui devenu indispensable à la société numérique, et constitue un espace public de démocratie sociale favorisant l’accès à l’information et l’expression citoyenne. Aussi le principe même de neutralité du net est-il parfois remis en cause. Après la décision de la Federal Communications Commission (ou FCC, le régulateur des télécoms) américaine de mettre fin à la neutralité du net en 2017 (deux ans après l’avoir officiellement reconnue), la question de suivre une voie similaire en France s’est posée, malgré la consécration du principe par un règlement européen de 2015. La Quadrature du Net (association de défense des droits des individus sur l’Internet) alertait alors sur les risques qu’une telle décision ferait courir aux utilisateurs : les opérateurs pourraient, par exemple, volontairement dégrader le trafic des services concurrents aux leurs (notamment concernant la vidéo à la demande). En mars dernier, la crise sanitaire a remis en lumière les enjeux relatifs à la neutralité du net. La menace de congestion des réseaux du fait de l’augmentation du trafic Internet ne s’est toutefois pas concrétisée, malgré les discours alarmistes de certains opérateurs, qui demandaient la fin du principe de neutralité pour faire face à ce risque. Au-delà des fournisseurs d’accès à Internet, les fournisseurs de service sont également concernés par ces débats. Malgré la diversification des usages, l’Internet est en proie à une centralisation croissante autour d’un petit nombre d’acteurs (certaines plateformes numériques et fournisseurs de contenus). On peut citer le fait qu’une simple panne du CDN (Content Delivery Network) Cloudflare, qui représente 34,55 % du marché mondial, a empêché l’accès à des millions de sites web clients en août dernier, dont des services tels que Discord ou Shopify. De même, l’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse) note qu’en 2019, 55 % du trafic Internet en France se répartissait entre quatre fournisseurs de contenus seulement. Cette centralisation concerne également certains États qui, pour des raisons de sécurité nationale, semblent vouloir “fermer l’Internet”, ou créer des espaces souverains sur l’Internet. Les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) opérant dans ces États peuvent, même lorsqu’ils sont étrangers, être contraints d’agir à l’encontre du principe de neutralité, bridant l’accès à certains contenus, voire à l’intégralité du réseau, dans certaines régions. Si la consécration de ce principe semble donc nécessaire pour garantir le droit des citoyens à s’exprimer et à accéder à l’information, son étendue semble pourtant de plus en plus contestée.
Ce mois-ci, SERIOUS.LINKS s’intéresse aux débats concernant la neutralité du net : en l’état, ce principe est-il adapté aux évolutions majeures des usages de l’Internet ? Son périmètre doit-il être redéfini pour éviter une centralisation trop importante du réseau et garantir l’accès à un Internet ouvert ?
Repenser la neutralité du net à l’aune des évolutions du “réseau de réseaux”
Loin d’être un objet inerte, l’Internet n’a eu de cesse d’évoluer au cours de ses 37 années d’existence. Ces évolutions, à commencer par la création du web en 1993, interrogent le besoin d’adapter les grands principes qui le gouvernent, dont la neutralité du net fait partie. S’il ne fait aucun doute que le principe de neutralité doit être préservé en ce qui concerne l’infrastructure physique d’Internet, il convient en effet de se demander si les nouveaux usages du réseau appellent à l’extension du champ d’application de ce principe.
La neutralité du net, un frein à l’adaptation de l’infrastructure Internet aux nouveaux usages ?
Il convient, pour interroger la neutralité du net, de replacer ce principe dans le contexte dans lequel il a été établi. L’Internet est un « réseau de réseaux » : chaque FAI met en place une infrastructure physique, composée notamment de câbles cuivrés ou optiques, ou d’antennes réseaux. Ces différents réseaux sont ensuite interconnectés entre eux, par des contrats conclus entre FAI : c’est le peering. Historiquement, le trafic échangé entre ces réseaux était relativement équilibré : à l’époque où l’Internet permettait surtout l’échange de fichiers et l’envoi d’e-mails, les FAI pouvaient s’attendre à ce que le trafic entrant dans leur réseau soit à peu près équivalent au trafic sortant. La survenance de nouveaux fournisseurs de contenus a rebattu les cartes : aujourd’hui, la majorité du trafic de l’Internet mondial est liée au streaming vidéo, service particulièrement gourmand en termes de données. Ce trafic se concentre entre quelques grands acteurs globaux, et devrait continuer de croître de manière exponentielle à moyen terme. Au fur et à mesure que le trafic provenant de ces fournisseurs de contenus augmente, les FAI doivent investir dans la mise à niveau de leur infrastructure, afin qu’elle puisse supporter cette élévation de charge. L’argument principal des opposants à la neutralité du net, tels que certains FAI, s’explique alors ainsi : quelques grandes plateformes sont responsables de l’augmentation sensible du trafic, qui force les opérateurs à mettre leur réseau à l’échelle, sans pour autant contribuer à ces investissements sur l’infrastructure. Accusés d’agir comme des “passagers clandestins”, les fournisseurs de contenus seraient protégés par la neutralité du net et il est, à l’heure actuelle, interdit aux FAI de dégrader l’accès à certains services, au motif qu’ils congestionnent leur réseau. Diverses solutions ont été proposées pour une meilleure répartition des frais entre FAI et fournisseurs de contenus, comme la mise en place d’une taxe sur les revenus des fournisseurs de contenus, pour couvrir une partie des frais de mise à l’échelle des réseaux.
Mais les risques de congestion pourraient-ils être évités en mettant fin à la neutralité du net ? Le réseau risque-t-il vraiment l’engorgement, et autoriser les FAI à discriminer certains services ferait-il une différence ? L’année 2020, et les mesures de confinement prises par différents gouvernements du fait de la pandémie de Covid-19, a été l’occasion d’opérer un test grandeur nature. Résultat : le réseau s’est avéré suffisamment robuste. Comme l’indique Stéphane Richard, président directeur général d’Orange, le réseau “a été conçu pour absorber des flux considérables et [est] construit sur un rythme d’augmentation régulier des usages”. L’Internet est pensé pour supporter des charges importantes, d’autant plus que la croissance du trafic, si elle est accélérée par de nouveaux usages tels que le streaming, est naturelle. Selon Benjamin Bayart, président de la Fédération FDN (French Data Network, fédération de FAI associatifs), discriminer entre les services en réduisant la vitesse de certains flux du fait de leur origine n’empêcherait pas que le trafic atteigne la saturation. Il argue notamment que la seule solution serait “d’investir dans des équipements de nouvelle génération qui savent l’absorber”, plus performants, mais pas nécessairement plus chers, dans la mesure où les prix restent stables malgré les évolutions technologiques. Une telle discrimination, d’ailleurs déjà permise par l’article 3.3 du règlement européen sur l’accès à un Internet ouvert lorsqu’il s’agit d’une mesure nécessaire et exceptionnelle (les cas précis sont détaillés plus bas), permettrait tout au plus une adaptation temporaire du réseau, mais pas une solution à long terme.
Vers un élargissement du champ de la neutralité du net face à un Internet nouveau ?
Nous n’accédons plus à l’Internet de la même façon qu’à ses origines. Le temps des ordinateurs massifs est révolu, et l’Internet lui-même n’est plus utilisé aux mêmes fins qu’il l’était initialement. Pour accéder aux réseaux interconnectés des FAI, un internaute doit se munir d’un terminal, parmi une variété d’options disponibles comme les smartphones, téléviseurs connectés, consoles de jeu ou ordinateurs portables, pour ne citer qu’eux. Dans le nouveau contexte de l’Internet, peut-être est-ce donc également la question de la neutralité de ces terminaux eux-mêmes qui doit être envisagée, pour éventuellement redéfinir l’étendue du principe de neutralité du net. C’est notamment la vision portée par l’ARCEP, qui constate que pour que l’Internet soit neutre, il faut que l’utilisateur puisse y accéder par un terminal neutre. Dans un rapport de 2018, l’autorité critique la “kindle-isation”des terminaux (du nom de la liseuse électronique commercialisée par Amazon, qui ne permet d’acheter et de lire que des ouvrages achetés sur Amazon) qui conduirait à une “segmentation de l’accès à Internet entre une somme d’intermédiaires offrant des connexions spécialisées”. Le régulateur met ainsi en avant le risque que chaque appareil (smartphone, ordinateur…) ne devienne un portail vers une galaxie de services spécifiques, et que des cloisons ne se forment entre ces différentes constellations, au risque de recréer une fracture numérique que le smartphone, notamment, a permis de réduire. En effet, le constructeur d’un appareil et l’éditeur de son système d’exploitation ne se contentent pas de fournir un terminal brut : sur le marché du smartphone, par exemple, dominé à 99 % par les géants que sont Android et iOS, de nombreux services sont pré-installés, avec le risque d’enfermer l’utilisateur néophyte dans une conception restreinte de l’Internet. L’ARCEP y voit une atteinte au principe de “l’innovation sans permission” : pour pouvoir publier une application sur les app stores, un développeur devra souscrire aux conditions d’utilisation de chacune de ces plateformes, et sa publication sera soumise à la décision de l’éditeur. Or, une telle décision est rarement neutre, et même en cas de validation de l’application, les achats qui y sont intégrés seront soumis à une “taxe” de plus en plus contestée. Cette relation déséquilibrée entre les développeurs d’applications et les distributeurs que sont les apps stores remettrait même en cause l’innovation dans ce secteur, comme souligné récemment par la commission de la Chambre des représentants américaine sur l’antitrust. Les éditeurs des app stores font toutefois valoir qu’ils méritent une rétribution pour la mise en place de l’infrastructure technique de téléchargement et pour l’accès qu’ils offrent aux développeurs à un marché de plusieurs centaines de millions d’utilisateurs, et ce en toute sécurité. Ces frictions, qui concernent principalement le droit de la concurrence et de la distribution, illustrent la complexité que font naître les nouveaux espaces que constituent nos terminaux. Conçus et produits par des sociétés privées, ils sont notre point d’entrée à l’infrastructure publique qu’est l’Internet. Il est donc légitime de se demander s’ils doivent être régulés comme de simples biens de droit privé, ou s’il faudrait consacrer leur neutralité pour leur permettre d’assurer leur nouvelle finalité : l’accès à certains services devenus incontournables tels que l’Internet et les applications mobiles.
Plus globalement, la question du droit des citoyens à accéder à l’Internet questionne le concept de neutralité du net. Débattue de longue date, l’existence d’un tel droit semble se concrétiser de plus en plus, dans plusieurs régions du monde comme au niveau international, sous la forme d’un droit fondamental, qui serait une émanation moderne, numérique, de la liberté d’expression. Pourtant, reconnaître un droit à l’accès à Internet n’est qu’une première étape : comment définir les contours d’un tel accès ? S’agit-il de pouvoir accéder à tous les services proposés sur l’Internet, à tous les sites web, ou simplement de disposer d’une connexion haut-débit fonctionnelle ? Délimiter ce droit est essentiel, d’autant que ses enjeux sont multiples, qu’il s’agisse de connecter les zones blanches dans les pays développés, ou d’accroître le taux de pénétration de l’Internet dans les pays en développement. Plusieurs grands acteurs privés se sont engagés en faveur de ce dernier objectif, en s’associant, dans les pays à faible accès à Internet, à des opérateurs locaux pour fournir une connexion gratuite aux citoyens : c’est notamment le cas des programmes Facebook Free Basics ou Google Free Zone (aujourd’hui abandonné). Dans le cas du projet Free Basics, Facebook offre un accès gratuit et illimité à un certain nombre de sites Internet, une sorte de “service minimal”, au Ghana, au Pakistan ou encore au Mexique (plus de 65 pays étaient concernés en juillet 2019). Si cette pratique peut, à première vue, paraître intéressante, en ce qu’elle permet de développer l’utilisation de l’Internet dans des régions peu connectées, elle est révélatrice des risques d’un Internet non-neutre. En effet, l’application Free Basics n’autorise l’accès qu’à une liste très restreinte de sites web. Pour un utilisateur se connectant pour la première fois à l’Internet grâce à ce projet, le web se résume donc à ce “jardin fermé”, à ces quelques services loin de la richesse qu’un Internet ouvert peut offrir. Plus généralement, le simple choix d’inclure certains médias à Free Basics plutôt que d’autres constitue une atteinte à la liberté d’information des utilisateurs. Ceci, ajouté aux interrogations sur la collecte des données des internautes par Facebook, anotamment conduit l’Inde à interdire la commercialisation ou l’offre de service d’accès différencié à l’Internet.
Adapter l’application du principe de neutralité pour protéger l’Internet ouvert
Au-delà de sa définition, l’évolution des usages interroge également l’application du principe de neutralité du net, afin de faire revenir le réseau aux bases sur lesquelles il a été construit : un réseau ouvert, avant tout au service de ses utilisateurs.
Des exceptions à la neutralité pour répondre à de nouveaux usages ?
Au vu des évolutions modernes de l’Internet, plusieurs voix s’élèvent contre une neutralité du net absolue. Si un principe aussi puissant faisait sens lorsque l’Internet était surtout une plateforme d’échange de fichiers, il fait aujourd’hui peu de cas du développement de nouveaux usages. Dès 2009, la FCC consacrait la neutralité du net (abandonnée depuis) en y apportant toutefois un certain nombre d’exceptions, dont certaines ont été reprises par la Commission européenne en 2015 dans son règlement sur l’accès à un Internet ouvert. Dans le cas européen, trois entorses au principe de neutralité permettent à un FAI de “discriminer” certains flux d’information à titre exceptionnel : lorsqu’une décision des autorités étatiques le lui impose, lorsque cette discrimination est nécessaire pour “préserver l’intégrité et la sûreté du réseau”, et afin de “prévenir une congestion imminente du réseau”. Si ce principe ne pose pas de difficultés aux défenseurs de la neutralité du net, il laisse néanmoins beaucoup de marges aux fournisseurs d’accès : ces mesures doivent s’appliquer dans le cadre d’une “gestion raisonnable du trafic” , notion qui n’est, actuellement, définie ni par le législateur, ni par la jurisprudence.
Le règlement européen consacre également la notion de “services spécialisés”, raccourci utilisé pour désigner des “services qui ne sont pas des services d’accès à l’internet qui sont optimisés pour des contenus, des applications ou des services spécifiques, […] lorsque l’optimisation est nécessaire pour que les contenus, les applications ou les services satisfassent aux exigences correspondant à un niveau de qualité spécifique”. Il s’agit, plus concrètement, de permettre aux opérateurs de s’exonérer du principe de neutralité en créant une “voie rapide” sur l’autoroute de l’Internet, réservée à des services très spécifiques qui le nécessitent. Cette catégorie regroupe deux types de services : d’une part, ceux comme la voix sur IP (VoIP) ou la télévision sur IP (IPTV), qui nécessitent des flux de données continus, et d’autre part, de nouveaux services « critiques », dont l’instabilité pourrait avoir de lourdes conséquences, comme les véhicules autonomes ou la chirurgie à distance. Plusieurs organisations de la société civile se sont levées contre de telles exceptions au cours des discussions préparatoires sur ce texte, avant de se rétracter.
La neutralité du net a été pensée pour protéger les utilisateurs, en leur permettant un accès à l’information le plus large possible. Il semble pourtant que l’on puisse considérer que des exceptions à la neutralité puissent bénéficier à l’internaute plus que la neutralité elle-même ne le permet. Pour reprendre un exemple classique, de nombreux opérateurs filtrent le spam avant même qu’il n’arrive dans la boîte mail de leurs utilisateurs. Pourtant, s’agissant d’un flux de données, ces messages indésirables ne peuvent, en théorie, pas être bloqués en amont par les fournisseurs d’accès. Il convient donc de considérer ces exceptions à la neutralité au regard des fondements mêmes de cette neutralité : éviter que des intérêts économiques ne prennent le pas sur les intérêts des internautes.
En ce sens, la notion de zero-rating revient souvent dans les débats. Cette technique commerciale consiste, sur des forfaits à enveloppe de données limitée comme les forfaits mobiles, à ne pas décompter l’utilisation de certains services (par exemple une messagerie instantanée) de la quantité de données allouée à un internaute. Une fois son enveloppe intégralement consommée, il ne pourra donc accéder qu’aux services pour lesquels son fournisseur d’accès lui octroie un tel “tarif nul”. Pour protéger l’utilisateur de cette pratique commerciale, l’Union européenne a décidé de l’encadrer, invoquant le principe de neutralité du net à cet effet. Bien que le citoyen puisse y voir un bénéfice direct, le choix d’un opérateur de ne pas décompter l’usage d’un service donné d’un forfait n’est en effet pas neutre, et relève souvent d’accords commerciaux spécifiques avec les fournisseurs de contenus, qui payent pour que les clients de l’opérateur accèdent de manière privilégiée à leurs services. Si le zero-rating n’est pas explicitement interdit par le règlement européen, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a récemment reconnu que de tels accords sont “susceptible[s] de limiter l’exercice des droits de l’utilisateur final”, notamment dans la mesure où les offres intégrant le zero-rating sont souvent proposées par les opérateurs sur des forfaits d’entrée de gamme. La neutralité du net intervient donc pour empêcher la formation d’un Internet à deux vitesses, où les clients les moins aisés n’auraient un accès illimité qu’à une partie du contenu disponible sur l’Internet, tandis que ceux ayant les moyens d’opter pour des offres plus onéreuses pourraient accéder à l’intégralité de l’offre de contenus, et ce de façon illimitée.
Revenir à un Internet plus décentralisé pour en garantir la neutralité
Faudrait-il, pour éviter ces écueils, consacrer un service public de l’Internet, au même titre que l’eau ou l’électricité ? Certains observateurs y sont favorables, et plusieurs villes de par le monde se sont engagées en ce sens. Ainsi, la Ville de Santa Monica (États-Unis) gère par elle-même tout son réseau de fibre optique, qu’elle loue aux FAI, tout en proposant elle-même des offres d’accès à Internet aux entreprises (avec l’ambition, à l’avenir, de connecter des foyers domestiques également). Mais les municipalités n’ont pas nécessairement les moyens de développer et maintenir leurs propres réseaux fibrés. Des alternatives existent cependant qui, sans aller jusqu’à parler de « service public », permettent de garantir un large accès à Internet aux utilisateurs-citoyens. Leur spécificité est de considérer l’Internet comme un bien commun, un espace public décentralisé. La société civile se mobilise fortement à cette fin : ainsi, les FAI associatifs de la Fédération FDN déploient et maintiennent plusieurs réseaux communautaires (community networks) dans des zones géographiques laissées pour compte par les FAI traditionnels (des zones blanches dans lesquelles le potentiel de rentabilité économique n’est pas suffisant). Lesréseaux maillés peuvent également constituer un élément de réponse à cette question. S’ils permettent de développer l’accès à Internet, des réseaux de ce type servent également d’outil de contournement de la censure, dans des régions où la neutralité du net est mise à mal par les fournisseurs d’accès sur instruction des gouvernements. Mais le monde de l’Internet est trop complexe pour le faire reposer uniquement sur les épaules de ces acteurs, du fait notamment d’infrastructures onéreuses et difficiles à mettre en place. Si de telles initiatives associatives sont à souligner, en ce qu’elles permettent de corriger certaines situations où l’accès à Internet n’est pas garanti concrètement, il ne faudrait pas pour autant exonérer les FAI du rôle majeur qui leur incombe dans la résolution de cette problématique.
La place des États dans ce schéma doit également être envisagée. Les opérateurs privés ne sont en effet pas les seuls acteurs de la centralisation de l’Internet, et les gouvernements ne peuvent ignorer leur responsabilité face à ces enjeux. Alors que plusieurs États contrôlent de manière discrétionnaire l’accès au réseau sur leur territoire – l’exemple classique étant celui des “shutdowns” -, la “minitélisation“ du réseau semble en marche, sous l’effet de ces velléités autoritaires. L’exemple le plus célèbre de ce phénomène est le “grand pare-feu” de Chine, pays où les infrastructures réseaux sont directement contrôlées par le gouvernement central et où plus de 2 millions de “censeurs” filtrent quotidiennement les flux de données autorisés ou non, bloquant notamment le trafic vers les services non-approuvés par le régime. En Russie, le principe de neutralité du net est officiellement consacré par la législation depuis 2016, malgré une très forte pénétration du zero-rating chez les fournisseurs d’accès. Les autorités se réservent toutefois la possibilité d’interdire le trafic vers certains services : 1 200 sites web ont ainsi été concernés entre 2014 et 2017. En 2018, le gouvernement russe annonçait être techniquement en mesure de se déconnecter de l’Internet mondial, pour fonctionner sur un réseau souverain, en vase clos, à l’intérieur de ses frontières. S’il est peu probable que ce projet soit effectivement réalisé à court terme, une telle décision a de quoi inquiéter, en ce qu’elle irait à l’encontre du principe même de ce qu’est l’Internet.
La structure actuelle de l’Internet concentre le pouvoir de décision entre les États (dotés d’un pouvoir de régulation) et les fournisseurs d’accès, mais également quelques plateformes numériques devenues incontournables et qui, par leur poids, ont une influence sans pareille. De nombreuses voix s’élèvent dans le débat sur la neutralité du net, pour éviter une centralisation du pouvoir trop forte en faveur de ces dernières. Le Conseil national du numérique (CNNum) constate ainsi que “les objectifs qui ont mené à la formulation du principe de neutralité doivent conduire à en tirer les conséquences pour les plateformes numériques : il est nécessaire de s’assurer que leur développement, bien qu’utile et innovant, ne tarisse pas les dynamiques de création, d’expression et d’échange sur Internet”, ceci afin de “restaurer l’équilibre des forces entre plateformes, États et usagers”. Plusieurs modèles ont été proposés à cet effet, allant du démantèlement des plateformes numériques àleur régulation par la modification de leur cadre concurrentiel et par l’intégration des utilisateurs au sein de leur gouvernance. L’idée de décentraliser les services proposés par ces dernières est également évoquée, afin de recentrer l’Internet autour de l’utilisateur : il s’agirait d’imposer une obligation aux plateformes de se rendre interopérables entre elles. De tels services ouverts existent déjà, comme les réseaux sociaux Mastodon ou GnuSocial, fondés sur le protocole libre ActivityPub. Une telle interopérabilité ne doit toutefois pas être confondue avec l’obligation faite aux plateformes par le Règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD) de garantir le droit à la portabilité des données : la portabilité consiste à pouvoir transférer ses données d’un service à un autre, là où l’interopérabilité crée des ponts permettant la communication entre différents services. Il n’est en outre pas dit que les usages des utilisateurs changeraient si une telle interopérabilité venait à être garantie (notamment pour ceux pratiquant le multi-homing).
Conclusion
Consacrée en Europe, abrogée aux États-Unis (avant un rétablissement à venir ?), la neutralité du net concentre aujourd’hui bien plus d’enjeux que le seul coût de la maintenance des infrastructures logistiques qui sous-tendent l’Internet. Sa diversité, tant par les acteurs qui le font vivre (fournisseurs d’accès, fournisseurs de contenus, acteurs publics et utilisateurs) que par les nouveaux usages qu’il permet, impose de considérer sa neutralité de manière bien plus large qu’à ses origines, afin, avant tout, de protéger les droits et libertés des citoyens.
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Publication 11 mars 2019
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