Publication 6 avril 2022
Le numérique peut-il inspirer notre démocratie ?
En 2017, quelques semaines avant l’élection présidentielle, Renaissance Numérique et la Fondation Jean Jaurès appelaient les candidats à « réenchanter » la démocratie grâce au numérique. Au travers de 25 propositions (lien interne vers la page “Démocratie : 25 propositions pour un réenchantement numérique”, qui s’ouvre dans un nouvel onglet), les deux think tanks invitaient les acteurs politiques à se saisir des opportunités offertes par les nouvelles technologies numériques, notamment en termes de participation et de transparence, et à s’inspirer d’une culture numérique fondée sur des principes d’horizontalité et de collaboration pour repenser notre démocratie. Cinq après, où en sommes-nous ?
Rien qu’au niveau national, le quinquennat qui s’achève a été marqué par de très nombreuses démarches de consultation et concertation citoyennes de la part des institutions publiques et des acteurs politiques. Des plus emblématiques à l’instar du Grand débat national ou de la Convention citoyenne pour le climat, aux essais de refonte de certains fonctionnements institutionnels à l’image de l’initiative Parlement ouvert à l’Assemblée nationale ou de la réforme toujours en attente du Conseil économique social et environnemental (CESE), jusqu’à des démarches plus dispersées, telles que les multiples états généraux lancés par les ministères ou les exercices de consultation des autorités indépendantes… Les canaux de participation citoyenne se sont multipliés ces dernières années, y compris dans les territoires. Depuis l’entrée de la France dans le Partenariat pour un gouvernement ouvert (Open Government Partnership) en 2014, les gouvernements successifs se sont également engagés dans un mouvement profond de transparence de l’action publique, au travers notamment de leur politique d’ouverture des données publiques (open data).
Paradoxalement, alors que ce mouvement s’est intensifié, la défiance des citoyens envers le système démocratique demeure, elle, élevée (PDF), qui s’ouvre dans un nouvel onglet). La vive mobilisation sur les retraites, le mouvement des Gilets jaunes ou les forts taux d’abstention l’illustrent d’une certaine manière. Pourquoi ces nouveaux usages ne réussissent‑ils pas à réinventer en profondeur les modes de gouvernance et le rapport des citoyens aux institutions démocratiques ? Quel bilan tirer des consultations et concertations citoyennes de ces dernières années ? Pour répondre à ces questions, Renaissance Numérique et L’Express ont réuni Laurence Monnoyer‑Smith, présidente de la Fondation internet nouvelle génération (Fing), Thierry Pech, directeur général du think tank Terra Nova, et Nicolas Vanbremeersch, président de Renaissance Numérique. Cette synthèse retrace leurs échanges.
Des expériences citoyennes déceptives mais perfectibles
Interrogée sur le paradoxe actuel, à savoir la multiplication des démarches de consultation et concertation citoyennes, sans pour autant que la confiance des citoyens vis-à-vis du système démocratique ne soit renforcée, Laurence Monnoyer‑Smith constate « des velléités de participation sollicitées par le gouvernement depuis 2014, de manière régulière dans différents moments de politiques publiques assez importants. » Mais selon l’ancienne vice-présidente de la Commission nationale du débat public (CNDP), malgré « des efforts évidents » de la part du gouvernement et de l’administration, on ne s’est pas donné les moyens d’aller au bout de cette logique. Pour elle, cette volonté d’introduire une participation citoyenne dans les institutions, mais sans jamais aller au bout du processus, pourrait même avoir des effets pervers sur la mobilisation des citoyens sur la durée, ainsi que sur leur capacité de réponse. Elle prend l’exemple de la récente Convention citoyenne pour le climat, qu’elle considère comme « un très bel exercice », mais dont la portée a été limitée pour plusieurs raisons. Parmi ces raisons, Laurence Monnoyer‑Smith évoque une communication officielle « confusante », le président de la République ayant pris l’engagement préalable de transmettre au gouvernement et au législateur, et ce « sans filtre », toutes les recommandations issues de la Convention. Thierry Pech l’a rejoint sur ce point. Pour celui qui a officié comme président de la gouvernance de la Convention citoyenne pour le climat, « le contrat entre le commanditaire politique et les citoyens membres de la Convention n’était pas très clair », ou du moins, « n’a pas été complètement compris. » Les deux intervenants s’accordent toutefois sur le fait qu’il était impossible de reprendre telles quelles les conclusions de la Convention citoyenne, la majorité des propositions n’étant pas « recevables »1 : dispositions relevant du droit européen, mesures non conformes à la Constitution, doublons avec des textes déjà en vigueur, préconisations n’impliquant aucune écriture normative, etc. Comme le souligne la présidente de la Fing, « même si les citoyens peuvent contribuer à l’écriture légistique, il y a d’une part un défaut de compétences et d’autre part une procédure législative à respecter. »
Thierry Pech
Directeur général, Terra Nova
Selon Thierry Pech, la Convention citoyenne pour le climat n’a pour autant pas été un échec. Pour appuyer ce point, il rappelle qu’en France, « on sort de 200 ans de démocratie représentative. On ne connaît que ça, et on cherche la voie d’une démocratie qui soit à la fois représentative, participative et délibérative, dans laquelle les citoyens peuvent jouer un rôle actif. » Afin de trouver cette voie, il préconise d’accepter de faire des expériences qui, pour beaucoup, seront des « prototypes », imparfaits par définition. En ce qui concerne la Convention citoyenne sur le climat, il tient par ailleurs à rappeler que plusieurs des propositions émises par les citoyens se retrouvent aujourd’hui dans la loi « Climat & Résilience » ou dans le plan France Relance. « Bien sûr, elles ont souvent été modifiées, aiguisées, érodées parfois, précise-t-il, mais il faut reconnaître que pour la première fois, un processus ambitieux à la fois dans sa forme et dans son écriture, de long-terme, a produit beaucoup de conséquences législatives et réglementaires. Ce n’est pas assez pour certains, c’est trop pour d’autres, mais peu importe : [ce système] a prouvé [qu’il] pouvait marcher. » Aussi le président de Terra Nova considère-t-il l’expérience de la Convention citoyenne pour le climat comme « un prototype à améliorer. »
Un constat appuyé par Nicolas Vanbremeersch, qui partage ce sentiment d’expérimentation progressive, et estime par ailleurs qu’on est actuellement « dans un chemin de renouveau, de recherche de lien entre une grande agora numérique à laquelle tout le monde peut participer et des terminaisons politiques » , après « une décennie où, paradoxalement, on a peu expérimenté au-delà de l’échelle locale. » Il note, en outre, des dysfonctionnements au niveau des mécanismes de prise de décisions politiques. Selon lui, le Parlement n’a, à l’heure actuelle, pas les moyens de concerter et d’écouter le peuple. Dans la lignée de ces propos, Thierry Pech a tenu à dénoncer l’« attrition de la fonction parlementaire dans notre pays. » Dans les faits selon lui, les parlementaires ne font que soutenir ou s’opposer au gouvernement. « Les citoyens de la Convention citoyenne s’identifiaient à la fonction de parlementaire, mais malheureusement, au Parlement, on ne délibère pas : on vote » , a-t-il ironisé.
Le numérique comme solution pour repenser la place du citoyen dans le débat public ?
Pour Thierry Pech, il convient, afin d’encourager l’engagement citoyen dans la vie démocratique, de recentrer le débat sur la question du modèle avant même de se poser la question des moyens. À cet égard, il insiste sur la nécessité de distinguer « participation » et « délibération ». « Le Grand débat national, c’est deux millions de Français qui viennent s’exprimer sous différentes formes, mais qui ne discutent pas ensemble, qui ne délibèrent pas en face à face : ça, c’est de la participation » , explique‑t‑il. Puis, il poursuit : « De l’autre côté, il y a la délibération : ce n’est pas simplement venir m’exprimer, mais venir écouter les arguments des autres, y répondre, présenter des justifications, et pouvoir changer d’avis à la lumière de ces échanges » 2. Selon le directeur général de Terra Nova, ces deux modèles ne sont pas antinomiques. Au contraire, précise-t-il, « on a besoin des deux. La délibération est une école de formation des volontés individuelles. On n’est pas dans les théories du choix social où l’on agrège des opinions collectives qu’on suppose déjà formées. On est dans une autre dimension, qui consiste à former ces opinions informées. » En outre, si les processus délibératifs s’organisent plutôt en petit nombre (200 à 300 personnes), Thierry Pech souligne l’importance de pouvoir aussi « faire parler le plus grand nombre. »
Dans la mise en œuvre de ces processus, il convient pour Nicolas Vanbremeersch de repenser les outils à notre disposition, notamment numériques. Pour lui, « les réseaux sociaux ou autres espaces de discussion qui peuvent exister ne sont pas naturellement des espaces de participation. » Un point également souligné par Laurence Monnoyer‑Smith, selon qui « rien de tout cela n’est naturel. Si on veut promouvoir des formes d’engagement citoyen, il faut les organiser, les structurer. » Aussi manque-t-il, selon le président de Renaissance Numérique, un « grand espace de conversation », au sein duquel pourrait être développée une certaine capacité d’intervention citoyenne. « Je peux contribuer sur Wikipédia, entretenir des subreddits extrêmement pointus, ou monter en compétences très rapidement sur certains sujets grâce par exemple à des apprentissages via YouTube », observe-t-il. Mais selon lui, dès lors que l’on tente de transposer cette « capacité d’intervention » dans une arène de délibération politique, elle s’appauvrit énormément et, in fine, « ne donne pas grand-chose. »
S’il trouve intéressante la tentative de « réinvention dans les terminaisons politiques de cette grande agora publique numérique », il regrette que les initiatives récentes ne se soient pas suffisamment données comme ambition d’améliorer les processus de médiation et de concertation. Il prend pour exemple la plateforme participative mise en place par le Conseil consultatif national d’éthique dans le cadre de la révision des lois bioéthiques, « sur laquelle on ne pouvait pas donner d’avis renseignés, ni discuter des différents sujets, mais seulement indiquer des préférences de manière extrêmement mécanique. Là, on a raté des choses. » Afin de ne pas répéter ces erreurs, Nicolas Vanbremeersch préconise de repartir du point de vue du citoyen, de son expérience, pour « re-designer » nos processus de mobilisation à partir de l’éventail des possibilités du pouvoir que les citoyens ont en main aujourd’hui. Pour lui, il s’agit de « faire du lien » entre « des dispositifs de concertation très riches et intéressants » qui existent d’ores et déjà, et « la capacité d’expression, de dialogue, de conversation, et d’interpellation des citoyens, qui s’est démultipliée ces vingt dernières années » , notamment sur les réseaux sociaux.
Sur la question de la mise en œuvre et des outils, Thierry Pech estime qu’il faut se garder de tout « solutionnisme technologique. » S’il reconnaît que « le numérique est très puissant pour agréger des données, faciliter des solutions à distance et traiter la problématique du grand nombre, […] nous permettant de faire à grande échelle des choses beaucoup plus compliquées à réaliser il y a 30 ou 40 ans », il insiste sur la nécessité de cantonner ces outils à un rôle de support, de relais. « Les technologies numériques peuvent aider. Mais à mon sens, elles ne peuvent pas donner la sociologie fine de la discussion. Si je discute avec quelqu’un, qu’on prend un café, qu’on a des idées, qu’on crée des liens d’affection et de proximité, quelque chose se passe qui fait que l’idée de fraternité entre citoyens n’est pas un vain mot. Je pense que ça appelle la proximité physique, la reconnaissance, des temps informels… Ça fait partie de toute communauté de discussion », ajoute-t-il.
Selon Laurence Monnoyer‑Smith, l’utilisation du numérique dans ce cadre-là doit correspondre à des « capacités d’intervention. » En d’autres termes, il convient d’articuler les outils utilisés en fonction de la capacité d’intervention des personnes qui s’expriment : « L’articulation des dispositifs numériques, en présentiel, en face à face, doit prendre en considération les facultés d’expression des uns et des autres. On sait très bien que la parole est confisquée dans un certain type d’arènes, mais l’avantage est qu’elle n’est pas confisquée de la même façon d’une arène à l’autre. » Ainsi, pour chaque processus de participation ou de délibération citoyen (qu’il s’agisse d’un débat local, régional, national, qui porte sur un texte de loi ou sur des orientations beaucoup plus générales comme des principes bioéthiques, etc.), en fonction de ce à quoi on veut aboutir, il est crucial, souligne l’experte, de se poser un certain nombre de questions : qui intervient ? Comment ? Pourquoi ? … C’est cela, selon elle, qui doit guider le choix des outils mobilisés. Ainsi, observe-t-elle, la valeur ajoutée du numérique dans ces processus citoyens sera variable d’un cas à l’autre.
Enfin, au-delà des moyens de mise en œuvre des différents canaux de participation citoyenne, Laurence Monnoyer‑Smith nous invite à penser « l’ingénierie de récupération » à mobiliser en fin de processus. Elle explique ainsi « l’échec » du Grand débat citoyen : « Deux millions de personnes, des débats dans des endroits extrêmement variés, mais [un exercice] totalement inexploitable par le politique car l’ingénierie de récupération de ce qui a été dit et l’analyse des arguments n’ont pas été pensées en amont : in fine, on n’a pas de substantifique moelle. »
Laurence Monnoyer-Smith
Présidente, Fing
Pour un service public de la participation citoyenne
Afin de faciliter les prochaines expériences d’expression citoyenne, les trois intervenants appellent unanimement de leurs vœux la création d’un « service public de la participation citoyenne » 3. Selon Laurence Monnoyer‑Smith, du fait des grands défis d’adaptation qui nous attendent, notamment celui de la transition écologique, un tel service public ne pourrait exprimer pleinement son potentiel que sous la forme d’un « système pérenne de consultation pour l’accompagnement, dans les dix prochaines années, de l’ensemble des textes qu’il va falloir élaborer et des pratiques qu’il va falloir faire évoluer, avec une ingénierie qui tienne bien la route. » Elle insiste notamment sur la nécessité de le mettre en œuvre de manière « très sincère », en arrêtant de « jouer sur l’urgence, le temps d’ouverture des plateformes participatives, la possibilité ou non de publier des commentaires, etc. » Si le Grand débat national a été un échec, c’est également dû, selon elle, à une forme de précipitation qui n’a, à ses yeux, pas permis de mettre en place un réel « système de concernement »4. « Par définition, explique-t-elle, pour faire entrer les gens dans le débat, il faut [passer par] cette démarche qui nous pousse en tant que citoyen à nous demander pourquoi on va dans le débat, pourquoi on va prendre le temps de participer… » Pour la présidente de la Fing, le fait de négliger cette étape constitue une technique de contournement (utilisée dans la grande majorité des processus de consultation), qui permet de consulter uniquement les personnes que l’on a réussi à mobiliser le plus rapidement, laissant de côté les autres.
Nicolas Vanbremeersch partage cette position. En outre, il ajoute que ce service public devrait être « à la main des élus », notamment des parlementaires, afin de leur permettre de l’actionner comme levier de concertation et d’écoute des citoyens. Certaines institutions existantes pourraient avoir un rôle à jouer dans ce « renouveau » : « entre le CESE, la CNDP et l’ambition d’une Assemblée nationale renouvelée, on pourrait avoir un mix institutionnel très intéressant. » Laurence Monnoyer‑Smith le rejoint sur cette idée de ne pas inventer de nouvelles institutions. Pour la présidente de la Fing, il est surtout temps d’accélérer : « j’en ai un peu marre qu’on parle d’expérimentations. Ça fait vingt ans qu’on conduit des expérimentations, et je trouve qu’on devrait passer à l’échelle d’après et ancrer vraiment les choses dans le système. » Thierry Pech se pose lui aussi en partisan d’une accélération. Pour lui, il faut « apprendre à gouverner avec les Français : on n’est qu’au tout début de ces apprentissages, mais les transitions vont vite donc il faut accélérer. Plus on mettra les Français autour de la même table pour essayer de définir avec eux l’espace de consensus et de progrès, mieux on se portera. »
Rebondissant sur ces propos, Nicolas Vanbremeersch a rappelé la raison d’être de l’initiative « Numérique avec tous », lancée par quinze associations de la société civile du numérique dans le cadre de la campagne présidentielle : « on a lancé ce collectif avec l’idée que, sur des sujets clés comme le numérique (mais cela concerne aussi d’autres sujets), les instances de représentation et de dialogue actuelles sont profondément inopérantes. On ne trouvera de solutions qu’en réinventant cette ingénierie avec beaucoup d’ambition. Notre demande aux candidats est d’essayer de faire avec la société, et de réinventer cette manière de faire en y mettant un engagement fort et en y associant des moyens puissants. »
1 Thierry Pech estime à entre 50 et 60 (sur 149) le nombre de dispositions qui étaient effectivement transmissibles.
2 Comme souligné par Thierry Pech, 78 % des participants à la Convention nationale pour le climat disent avoir changé d’avis entre le début et la fin du processus délibératif.
3 L’expression a été proposée par Laurence Monnoyer-Smith, et l’idée reprise sous des formes différentes par les deux autres intervenants.
4 Au sens de « se sentir concerné ».
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