Publication 13 janvier 2022
La souveraineté technologique européenne
Le « pouvoir de pouvoir »
Loin de la connotation négative qui lui est fréquemment attribuée en France, l’associant au nationalisme ou au protectionnisme, la souveraineté doit être considérée dans son sens premier, celui du « pouvoir de pouvoir ». La transformation numérique affecte l’exercice de la souveraineté dans de multiples dimensions : économie, alimentation, santé, culture, éducation, défense, sécurité… Dès lors, le numérique doit être pensé comme une nouvelle dimension stratégique, ouverte par les évolutions technologiques et par laquelle transitent et se matérialisent les expressions de la souveraineté des États. Il s’ajoute ainsi au terrestre, au maritime, à l’aérien et au spatial. Sa maîtrise permet également aux États de confirmer leur souveraineté dans les autres dimensions.
Henri Verdier
Ambassadeur pour le Numérique de la France
L’état du débat sur la forme juridique que doit prendre l’Union européenne n’est pas propice à la consécration juridique d’une souveraineté européenne. Toutefois, elle est déjà un enjeu géopolitique et démocratique tangible faisant écho aux enjeux de souveraineté des États membres.
« Souveraineté technologique » plutôt que « souveraineté numérique »
La question posée est celle de la dépendance stratégique de l’Union européenne en matière de numérique. Or, la maîtrise de la dimension stratégique numérique ne relève pas que du numérique, mais embrasse plus largement un certain nombre de technologies. Allant des matières premières nécessaires à la fabrication des puces électroniques, jusqu’à l’exploitation des données d’usages des services numériques, ces couches incluent une diversité de strates matérielles et de services numériques. Certaines d’entre elles constituent des prérequis à la garantie de la souveraineté, et il existe pour chacune un seuil critique en dessous duquel la souveraineté technologique n’est pas assurée.
La crise du Covid-19 a révélé le caractère essentiel de certains services et outils numériques et la dépendance stratégique dont les Européens faisaient preuve à leur égard. Elle a mis sur le devant de la scène la nécessité de ne pas dépendre d’un « robinet technologique » extra-européen pour les technologies critiques, c’est-à-dire de ne pas prendre le risque de se voir du jour au lendemain couper l’accès à des technologies essentielles pour l’économie et la société européennes.
Thibaut Kleiner
Directeur Stratégie et diffusion des politiques, DG CNECT, Commission européenne
Le principe de subsidiarité européen doit prévaloir
Pour des raisons de capacité d’investissement, il n’y aura de souveraineté technologique qu’à l’échelle européenne. Historiquement, l’objectif de souveraineté technologique a appelé des investissements massifs pour maîtriser des chaînes technologiques entières (par exemple l’armement, le nucléaire, le spatial). Le marché des semi-conducteurs est à ce titre significatif. Il s’agit d’une industrie de concentration importante à capital massif, nécessitant des dizaines d’années d’investissements afin de réaliser les produits de dernière génération. Dans les prochains mois, les États-Unis devraient par exemple allouer 52 milliards de dollars de financement pour subventionner la construction d’usines de pointe aux États-Unis1.
En matière numérique, l’Union européenne doit être considérée comme un levier de puissance pour les États membres et le principe de subsidiarité inscrit dans le droit de l’Union européenne doit prévaloir. L’Union européenne a vécu trop longtemps dans le déni des questions de puissance. Les gouvernements de certains États membres sont d’ailleurs opposés à une Union puissante. Or, si les États membres souhaitent garantir leur souveraineté technologique, ils doivent favoriser une Union européenne puissante en ce domaine. Cela n’implique pas de nier leur souveraineté nationale. Au contraire, il s’agit de la renforcer par des moyens collectifs.
Penser le couple « public / privé » de manière stratégique
Les États-Unis ont développé une approche stratégique de l’économie avec les « autoroutes de l’information » (Information Superhighway) sous l’ère de Bill Clinton et l’adaptation au numérique du Foreign Intelligence Surveillance Act (ou FISA) de 1974, qui inclut dans sa définition de la souveraineté nationale la puissance et les intérêts économiques au service de la puissance nationale, en particulier dans les rapports internationaux. Cette conception économique de la “national security” américaine a plus d’un demi-siècle et se traduit par des convergences d’intérêts public-privé valorisées. Avec des cultures politiques et des méthodes différentes, la Chine et la Russie ont, elles aussi, décidé depuis une quinzaine d’années d’instrumentaliser le cadre de développement de leurs hôtes économiques et stratégiques, en recourant à une approche très maîtrisée des intérêts stratégiques et de la puissance technologique.
En Europe, la conception du rôle de l’action publique au service de ces enjeux stratégiques a très souvent confiné l’« État-stratège » à un rôle de bailleur de fonds publics ou de régulateur des excès de la puissance économique au sein du marché intérieur. Il aura fallu attendre les premiers discours de Thierry Breton, Commissaire européen au Marché Intérieur et l’impulsion du programme Digital Compass for 2030 (PDF) pour voir s’incarner depuis 2019 une vision politique du déficit de puissance européenne dans les secteurs technologiques du 21ème siècle. La pandémie mondiale a offert à cette impulsion une consolidation et un élargissement idéologiques.
Toutefois, l’UE, tout comme la plupart de ses États membres, ne parvient pas encore à s’affranchir de conceptions administratives et judiciaires cloisonnées du rôle de la puissance publique, mêlant une théorisation rigide de ce qu’il incombe à « l’État » de faire ou de ne pas faire et une relative défiance à l‘égard de la puissance économique. Ces réflexes culturels freinent encore l’avènement d’une conception partenariale de la puissance européenne, qui mêlera nécessairement des intérêts et des acteurs publics et privés. L’Union européenne doit désormais concevoir ses compétences économiques, judiciaires et administratives dans une dimension stratégique et articuler l’indépendance de ses régulateurs avec l’affirmation de ses objectifs stratégiques transverses.
1 Eurasia Group, “EU/Geo-technology: Semiconductor push will cost billions, take years, and still not deliver self-sufficiency”, 4 novembre 2021
Groupe de travail
Le groupe de travail
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Guillaume Buffet
U Change
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Lucien Castex
AFNIC
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Arnaud Dechoux
Kaspersky France
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Hector de Rivoire,
Microsoft France
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Etienne Drouard
Hogan Lovells (Paris) LLP
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Anne Duboscq
OVHcloud
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Olivier Esper
Google France
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Valérie Fernandez
Telecom Paris
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Henri Isaac
Université Paris-Dauphine - PSL
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Julie Lavet
Apple France
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Samuel Le Goff
CommStrat
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Emmanuel Lempert
SAP
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Sophie Le Pallec
GS1 France
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François Lhemery
Numeum
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Smara Lungu
Docaposte
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Julien Nocetti
IFRI
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Marine Pouyat
W Talents
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Jean-Luc Sauron
Université Paris-Dauphine - PSL
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Anne-Claire Wang
Huawei France
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