Publication 12 mai 2016
La créativité au pouvoir
Intitulée « La créativité au pouvoir », cette note s’inscrit dans la continuité du précédent rapport de Renaissance Numérique Démocratie : mise à jour. L’enjeu est d’identifier et d’analyser les principes à la base des innovations qui permettront au système politique de s’adapter à l’ère du collaboratif qu’ouvre le numérique
Politique et citoyenneté : Comment tirer parti de la révolution numérique ?
Les mutations digitales qui bouleversent nos vies, dans toutes ses facettes, depuis une quinzaine d’années remettent en cause les fondamentaux de notre société et de notre économie, sans épargner notre système politique. Sans porter de jugement sur ces changements qui sont d’abord technologiques, il est indéniable que ce qu’on appelle la « révolution numérique » impose de nous interroger sur le monde que nous sommes en train, collectivement, de construire de manière empirique. Pourtant, il est probable que nous ne sommes qu’au début d’un processus de transformation. Dans une société de l’innovation radicale, il est impossible de quantifier le potentiel disruptif de la technologie. De la e-administration au transhumanisme, en passant par la robotisation de l’économie, des futures innovations bousculeront toujours plus nos organisations, imposant aujourd’hui de passer d’une gestion du collectif à une gestion collaborative. Face à ces changements, nous devons faire preuve de créativité et d’agilité pour penser les principes de cette nouvelle ère et proposer des pistes d’adaptation en phase avec nos valeurs démocratiques et républicaines.
C’est avec ces objectifs que la Fondation Jean Jaurès et Renaissance Numérique s’associent dans le cadre de la consultation menée par France Stratégie pour son projet 2017/2027 visant à éclairer les enjeux de la prochaine élection présidentielle. En effet, faire converger une réflexion politique à une expertise numérique, sur la base des compétences des deux principaux think tanks français, nous paraît être la combinaison la plus pertinente pour identifier les conditions de réussite de la révolution numérique en France dans le champ de la vie publique et politique. L’enjeu est d’identifier et d’analyser les principes à la base des innovations qui nous permettront de nous adapter à cette ère du collaboratif.
Ce saut vers une nouvelle organisation de la société, la France a l’obligation de le réussir dans les dix prochaines années et pour cela, il est nécessaire que ses décideurs imaginent et mettent en place rapidement les outils pour une nouvelle forme de citoyenneté qui soit inclusive et renouvelle la confiance dans le pacte républicain. Pour cela, nous croyons au concept d’empowerment de tous les citoyens, afin que chacun détienne les clés de compréhension et le moyen d’agir seul ou à plusieurs de façon plus autonome, dans une logique de bien commun. Il faut nous donner les moyens d’imaginer cette « Big society » à la française, qui intègre donc ce rôle crucial dans notre pays de la « puissance publique », et ainsi plus laisser ces innovations civiques aux seuls anglo-saxons, mais les ancrer dans notre identité nationale et européenne. C’est pourquoi notre réponse repose sur trois préalables auxquels nous tenons particulièrement :
1) Réunir les conditions pour créer les champions européens du numérique : le numérique fait évoluer la notion de souveraineté. Auparavant détenue par la puissance publique uniquement, elle est aujourd’hui partagée avec les acteurs de la nouvelle économie. En effet, une partie du pouvoir économique des pays est aujourd’hui questionnée par la pénétration des services digitaux. Pour concilier la garantie des principes qui fondent nos sociétés et le développement de l’économie numérique, une action publique au niveau européen doit permettre la création et le succès de start-ups, PME, ETI championnes dans le domaine du numérique, des données personnelles et des objets connectés.
2) Adopter une tonalité pédagogique : malgré l’importance croissante que prend aujourd’hui le numérique dans la vie des Français, les liens qu’il entretient avec l’ensemble des autres domaines ne sont pas intelligibles pour tout le monde. Il convient donc de construire un processus de moyen terme, par étape, afin que chacun comprenne comment se façonne un projet politique à travers le numérique. Sur des questions comme la citoyenneté ou la démocratie numérique, nous sommes partisans de la logique de petits-pas, de mises à jour, plutôt que prétendre à un reboot du système étatique.
3) Renforcer la dimension inclusive du numérique : la transition numérique ne peut s’opérer que si elle est comprise et accessible à un plus grand nombre. Pour cela, l’accent doit encore être mis sur le caractère inclusif de ces outils et donc la formation et l’accès à tous. Il est nécessaire que les nouveaux usages n’apparaissent pas comme l’apanage d’une catégorie précise de la population, citadine et jeune, alors que ce projet doit concerner tout le monde. Ainsi, des outils doivent être développés afin d’amener les populations qui se sentent aujourd’hui exclues par les nouvelles technologies à en prendre le chemin.
Le problème fondamental de toute démocratie tient à la question de la représentation. La taille des nations modernes empêche l’exercice direct du pouvoir par le peuple et exige l’élection de représentants de celui-ci. Au-delà du problème classique de la représentation qu’est l’impossibilité d’une coïncidence absolue entre volonté populaire et action des représentants, la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure les citoyens conservent ou non une influence réelle sur les décisions politiques. Or l’évolution actuelle de la démocratie en France semble se caractériser avant tout par un ressentiment lié à une restriction de l’influence des citoyens. L’idée de « démocratie participative », timidement avancée lors de l’élection présidentielle de 2007, doit, sous une forme ou sous une autre, réapparaître et être approfondie. Il s’agit de solliciter de façon plus continue la participation citoyenne aux grands débats, et non pas seulement à l’occasion des grands rendez-vous électoraux. Aux citoyens de s’intéresser aux affaires de leur pays ; aux représentants de permettre cet engagement. La portée du droit de vote reste virtuelle tant que l’exercice de la citoyenneté reste lui-même abstrait et coupé des décisions politiques concrètes.
Dans sa formidable capacité à changer le cours des choses, le numérique offre l’opportunité de renouveler la pratique de notre système politique, en renouvelant le paradigme de la démocratie. En effet, via une multitude d’outils – blogs, forums, commentaires… et depuis quelques années les réseaux sociaux – Internet est devenu une immense agora où tout citoyen peut s’exprimer, partager ses opinions et diffuser sa propre vision, s’affranchissant des filtres de nos institutions. D’une démocratie représentative, on bascule vers une démocratie participative dont la promesse est l’inclusion de tous les avis à la conception et à la mise en place des politiques publiques. Une démocratie participative que le philosophe allemand Jürgen Habermas avait théorisé avant l’heure avec cette phrase : « meilleure est la qualité du débat, plus légitimes et efficaces sont les décisions qui en découlent ». Face à cette ouverture du champ des possibles permise par le numérique, les deux systèmes – démocratie participative et démocratie représentative – pourront-ils se contenter de cohabiter, avec toutefois quelques incursions de part et d’autre ? Ou allons-nous plutôt nous diriger vers une hybridation de ces deux modèles, dont les ressorts et aspirations sont fondamentalement différents, avec le risque que le système dominant prenne le dessus sur la forme émergente ? Quoi qu’il en soit, notre démocratie sera mixte, ou ne sera pas.
A ce titre, le problème fondamental de nos sociétés démocratiques est justement la contradiction entre les exigences de la démocratie et celles du progrès technique. L’enjeu entre démocratie et technocratie est alors celui de la créativité de l’action politique : ou bien la politique peut encore être autonome des contraintes technologiques pour produire de la nouveauté, ou bien elle n’a plus comme choix que de se soumettre aux nombreuses contraintes dans lesquelles la suprématie des pouvoirs techniques a enfermé toute action possible. Une réforme de la pratique politique actuelle impliquerait premièrement que l’innovation soit possible au-delà de la soumission aux réalités politiques et économiques, deuxièmement que les citoyens puissent saisir ces possibilités d’innovation et se prononcer concrètement sur l’évolution du système collectif auquel ils appartiennent, et troisièmement que les décideurs admettent qu’il est légitime d’user d’imagination. Or les partis de gouvernement semblent craindre l’usage de celle-ci.
Pendant de longues années, l’action publique a ignoré ces formes de mobilisations en ligne. Le caractère inhabituel et instable, donc difficilement qualifiable, de la mobilisation en ligne, décrit ci-dessus, effraie les pouvoirs publics qui ne savent pas comment tirer un profit démocratique de ces usagers peu organisés et codifiés, ou bien souvent se contentent d’exploiter le potentiel communicationnel de ces outils. Il importe donc de mettre en place une véritable stratégie ainsi que des outils pertinents pour prendre en compte le dynamisme du web et le mettre au service de l’intérêt général. En effet, au lendemain de la pétition de plus d’un million de signatures contre la loi travail, prémisse aux manifestations de rue, donner la capacité aux citoyens de solliciter les pouvoirs publics sur certains sujets est une perspective féconde. La multiplication des initiatives de mobilisation en ligne démontre que la société est prête pour cela et que des outils sont déjà en place.
En effet, les possibilités offertes aux citoyens pour s’investir en ligne sont de plus en plus nombreuses. La participation en ligne est susceptible de fournir un cadre favorable au dialogue entre un nombre important de citoyens et de répondre à un certain nombre de problématiques que connaissent les instances classiques de participation, notamment celle de la mobilisation. Du fait de contraintes (sociales, spatiales et temporelles), certains publics ne parviennent pas à s’intégrer dans les espaces de participation. Internet serait ainsi susceptible de lever ces barrières et de faciliter l’inclusion des jeunes ou des minorités sociales, populations où le pourcentage d’abstention est souvent plus élevé. De plus, certains font le pari que les publics déjà en ligne pourraient plus facilement participer en utilisant des compétences, différentes de celles nécessaires à la participation classique (présence physique ou prise de parole à l’oral par exemple). Par ailleurs, le recours par de plus en plus de collectivités à des formes de budget participatif, depuis les premières expériences à Porto Alegre en 1989 à son arrivée en France, à Grigny, en 2004, permet une nouvelle forme de citoyenneté numérique. En effet, chaque citoyen est responsabilisé sur l’utilisation des finances publiques pour des projets d’intérêt général, au service de communautés locales. Sa généralisation pourrait être étudiée. Enfin, la participation « déterritorialisée », c’est à dire qui n’est plus spécifiquement liée à la présence physique sur un territoire, permet une simplification logistique et une diminution du coût d’organisation importante. En ligne, le rôle des institutions dans l’organisation de ces formes d’action semble décliner tant l’engagement nécessite de moins en moins de structures. Sur le web, les citoyens s’expriment, discutent, parlent de nombreux sujets et beaucoup de politique.Afin d’apporter notre contribution à cette réflexion, nous souhaitons mettre en avant deux propositions, issues du rapport « Démocratie : mise à jour », publié par Renaissance Numérique en avril 2016.
Proposition 1 : Institutionnaliser un dispositif de e-pétition contraignant
En France, il existe différentes possibilités pour les citoyens d’interpeller les pouvoirs publics sur certains sujets. Il existe notamment un droit de pétition à destination des citoyens pour saisir les parlementaires français ou des dispositifs de pétition à l’échelle locale. Mais il s’agit principalement de dispositifs isolés et dépendants du bon vouloir ou non de l’administration qui pose ses conditions et peut refuser de se saisir d’une question sans avoir à se justifier. Ainsi, nous proposons de créer un dispositif de e-pétition qui, à l’image des dispositifs ICE ou We the People, permettrait par la récolte d’un nombre défini de signatures sur une pétition, en un temps donné, d’obliger l’Etat à examiner sérieusement et donner une réponse complète à la question ou proposition adressée. Ainsi, un texte / une proposition / une question qui emporte l’adhésion de l’équivalent de 50 000 citoyens 7 ou 50 parlementaires pourra être examiné par le gouvernement. On pourrait retenir du modèle de l’Initiative Citoyenne Européenne (ICE), la close de répartition territoriale des signataires sur un certain nombre de régions afin d’assurer une meilleure représentativité de la pétition. Nous pensons qu’il est important de pousser la procéduralisation du dispositif (c’est-à-dire l’organisation de la discussion) en y incluant une phase de mise en discussion délibérative des projets, et non pas se contenter d’une explication univoque et d’une signature. Ce préalable permettra de produire des interpellations plus informées, et renforcées par la légitimité de la discussion collective. L’acteur public devra participer à la discussion afin de pouvoir intégrer les propositions des citoyens dans le cadre législatif. Le chiffre relativement peu élevé pour atteindre l’examen de la proposition est un signal envoyé aux citoyens pour montrer que leur parole peut être prise en compte de manière réactive.
Proposition 2 : Mettre en place une plateforme participative de suivi de la fabrique des lois
On constate un décrochage entre le ressenti des citoyens et la réalité des pratiques des parlementaires. Pour combler ce décalage, il semble important que le travail législatif bénéficie d’un suivi plus transparent et collaboratif (propositions d’amendements ou d’articles directement soumis par les citoyens) afin d’ancrer la production de la loi directement dans les pré- occupations des citoyens. Ce travail d’ouverture pourra être réalisé par l’intermédiaire d’une plateforme de débat dans le prolongement des initiatives de Regards Citoyens et de Parlement et Citoyens, incluant à la fois des instances de proposition, de question-réponse aux politiques et de modération des idées présentées. L’objectif sera de permettre aux citoyens de venir suggérer des modifications des projets de loi aux élus qui les portent. Une première tentative de ce type, menée par le secrétariat d’Etat au numérique sur le projet de loi pour une République numérique, a été couronnée de succès, avec 21 330 citoyens qui ont contribué sur ce modèle, dont 97% sont prêts à renouveler l’exercice. Dans un premier temps, ce type de procédure pourrait être réalisée sur toutes les lois relatives à certaines lois relatives à des secteurs qui souffrent profondément de débat citoyen (dans les domaines de la santé par exemple, de l’éducation ou du travail). Le CESE, dont l’ADN est la représentation de la société civile et qui peine encore aujourd’hui à trouver sa place dans le paysage institutionnel, pourrait assurer la mise en place, le suivi et l’évaluation de ce nouveau dispositif participatif.
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