Publication 8 octobre 2018
Haine sur internet : sortir de la seule logique coercitive
Que ce soit au niveau national, avec la sortie du rapport de la mission Amellal – Avia – Taïeb, qui s’inscrit dans la continuité des plans du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation et de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT, ou au niveau européen, la lutte contre les contenus haineux sur Internet est entrée de plain-pied dans le débat public. L’ambition est claire, mener au niveau national, puis européen, un combat pour légiférer afin de contraindre les « grands acteurs » du numérique à retirer dans les meilleurs délais, sous peine d’une sanction importante, l’ensemble des contenus illicites signalés par les internautes, et construire le cadre juridique d’une responsabilité accrue de ces acteurs.
Nous ne pouvons que nous satisfaire que cette problématique ait atteint le plus haut niveau de nos institutions tant elle revêt un caractère urgent à l’heure où notre société est parcourue par le délitement des fondamentaux de notre vivre-ensemble républicain. De même, l’intention de créer un nouveau statut légal pour les réseaux sociaux et moteurs de recherche les plus larges (« accélérateurs de contenu ») démontre une ambition de dépasser le débat binaire qui consiste à présenter les plateformes soit comme hébergeurs soit comme éditeurs de contenus, et montre qu’en réalité, elles n’appartiennent de manière précise à aucune de ces deux catégories. Cette intention, ainsi que la volonté de pousser ces acteurs à mieux répondre à l’enjeu de l’enfermement algorithmique, sont des démarches nécessaires au regard de leur rôle croissant et inédit dans l’espace public en ligne.
Toutefois, la vision qui accompagne les recommandations du rapport apparaît déséquilibrée. La lutte contre la haine en ligne ne peut se réduire en effet à cette seule approche coercitive, en concentrant l’essentiel des moyens sur le droit, au risque de certaines dérives et de passer à côté de la problématique. Plus important que le droit, c’est l’effectivité du droit. Or, l’aspect illégal ne représente que la face émergée de l’iceberg des propos haineux sur Internet. Ce n’est pas anodin si le panorama de la haine en ligne réalisé par Netino, leader français de la modération en ligne, révélait que la première catégorie de contenus haineux n’était autre que « l’agressivité générique ». En grand nombre, ce type de propos n’est par définition pas illégal et se situe dans une « zone grise », c’est-à-dire difficilement appréhendable par le droit et les outils de signalement, car à la frontière de la légalité. Pourtant, ce sont souvent ces premières étincelles de haine qui allument les incendies. Les professionnels de la haine savent d’ailleurs comment surfer sur cette ligne jaune. Les auteurs du rapport semblent eux- mêmes avoir quelques difficultés à définir cet ensemble de propos, avançant le principe d’une mesure large de « mise en quarantaine ». Le risque d’une telle mesure est la saturation, si ce n’est le détournement de ce dispositif. Ces effets ont pu être constatés en Allemagne, où une loi similaire a été mise en œuvre il y a quelques mois et qui inspire d’ailleurs les recommandations de ce rapport. Sur plusieurs milliers de signalement sur YouTube, il a été constaté que dans 73% des cas la plateforme n’avait pris aucune action car le contenu ne violait ni la loi, ni ses conditions d’utilisation. Limite également, car contrairement à l’Allemagne qui est l’un des pays à l’origine du plus grand nombre de signalements par les internautes, les Français souffrent du syndrôme du « non-signalement ». Problématique ? Certainement ! Blâmable ? Pas certain !
Le constat est partagé, l’urgence est éducative. Cette évidence est rappelée dans le rapport. Or, sans présager des engagements qui seront tirés par le gouvernement, le déséquilibre de ces recommandations entre régulation et prévention – cinq axes d’intervention contre un – témoigne de la difficulté de nos institutions à porter une véritable ambition en la matière. Au- delà du quantitatif, l’écart entre la précision des actions répressives et le manque de clarté des ambitions préventives est symptomatique. L’équation est pourtant simple. Il n’y aura pas de signalements sans internautes avertis. Et le signalement n’est ni « l’alpha » ni «l’oméga » de la lutte contre les propos haineux. La mise en capacité, puis l’engagement des citoyens est une condition de l’effectivité de la démarche. Il faut sortir l’éducation au numérique du seul registre de l’éducation aux médias et à l’information. L’éducation civique a ici un rôle pivot à jouer, faudrait-il encore que celle-ci s’ancre réellement dans notre ère numérique (connaissance des logiques d’acteurs sur Internet et de l’espace public en ligne, de nos droits et devoirs numériques, apprentissage au débat démocratique en ligne). En attendant, l’heure est encore à l’éclatement des initiatives.
La charge du signalement et la promotion de récits de tolérance ne peut pas incomber qu’à l’Etat. Il ne le doit pas d’ailleurs, au risque de générer les comportements inverses à ceux escomptés. Société civile et citoyens ont une part importante à jouer à condition de les mettre en capacité de le faire. L’État doit ici sortir de sa seule logique régulatrice pour être soutien, moteur d’une démarche collaborative entre les différentes parties prenantes. La société civile, dans l’ensemble des régions du monde, regorge d’initiatives inspirantes en la matière qui n’attendent qu’à être partagées. Le prochain Forum sur la Gouvernance de l’Internet (Internet Governance Forum), qui se tiendra en novembre à Paris, sera l’occasion de révéler cette vitalité du terrain.
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