Publication 5 avril 2018
Fuites de données et enjeux géopolitiques, avec Pierre Gastineau et Philippe Vasset
Philippe Vasset : Depuis la première en 2006, nous avons recensé au total quarante fuites massives de données. Mais ce que nous observons aujourd’hui, c’est une accélération du phénomène : en effet, de 2006 à 2009, nous avions une ou deux fuites par an au maximum. Puis quatre l’année d’après, puis cinq, puis sept, etc. Nous assistons donc à une massification des fuites de données, adossée à un aspect « commodify » : le leak est un outil qui s’incorpore dans des stratégies d’influence plus globales.
Pierre Gastineau : Cette massification des fuites corrobore également les changements géopolitiques en cours. De 2006 à 2009, c’est avant tout la guerre contre le terrorisme, cela ne percute pas les blocs géostratégiques mondiaux. Cette accélération correspond à un retour des empires, des grandes stratégies d’influences mondiales entre des acteurs tels que la Russie, les pays du Golfe, l’Asie, l’Amérique latine, l’Afrique…
Justement, qu’est-ce que ces fuites disent, selon vous, des enjeux géopolitiques et stratégiques actuels ?
Pierre Gastineau : Les fuites de données nous font revenir à un état du monde multipolarisé. La référence est pour nous à chercher du côté du XIXe siècle et de ses jeux d’empire, où des puissances arrivent et d’autres déclinent : les pays du Golfe se structurent, l’Iran pousse sa stratégie d’influence dans sa région… Chaque petit pôle mondial a un agenda a minima régional, avec trois ou quatre acteurs. Les fuites de données sont l’arme de notre temps. Elles représentent une arme à la fois très offensive et opérante, mais qui reste clandestine. Jamais aucun pays ne dira « oui, c’est nous qui avons orchestré cette fuite » — même la Russie.
Philippe Vasset : Mais ce n’est pas parce qu’il y a fuite généralisée que nous rentrons dans un monde multipolaire, c’est l’inverse : c’est le retour de l’Histoire qui fait que nous rentrons dans un âge de la fuite. Cela est également à conjuguer avec les innovations technologiques : de nouvelles armes se développent, comme cela a pu être le cas pendant la Guerre froide avec l’essor de l’arme nucléaire. Mais, même si cette comparaison avec la Guerre froide ne nous plaît que moyennement, l’essor d’une autre arme pendant cette période peut être un parallèle intéressant : le soutien aux mouvements de guérilla, où chaque empire appuyait un groupe sans l’assumer. Par exemple, les Etats-Unis n’ont jamais reconnu l’armement des Afghans, de même que les Soviétiques n’ont jamais avoué avoir soutenu les sandinistes.
Pour poursuivre le parallèle, les hackers sont-ils les nouveaux guérilleros ?
Pierre Gastineau : Il y a un peu de cela. Je pense notamment à Abou Nidal, guérillero palestinien à l’origine du Fatah, plus radical que l’OLP. Il mène son combat seul et, au bout d’un moment, il devient un pur mercenaire et commet des attentats en fonction de son financeur. Aujourd’hui, le secteur de la fuite des données s’articule comme cela : il existe des gens avec un savoir-faire clandestin qu’ils mettent au service du plus offrant.
Philippe Vasset : Au départ, le monde des hackers était un monde d’activistes libertaires, puis ils ont été récupérés par le patriotisme ou le financement. Il ne faut jamais oublier que les hackers transportent un mythe avec eux…
Pierre Gastineau : Oui, nous pensons qu’il fait tout et qu’il pilote son propre destin, alors qu’en réalité ce n’est qu’un pion sur l’échiquier, qui est loin de posséder toutes les clés. C’est ce que nous démontrons dans notre ouvrage : c’est un secteur très segmenté, organisé en filières. Le hacker est un maillon de la chaîne, aux extrémités de laquelle on trouve d’un côté le commanditaire, de l’autre le journaliste. Mais il y a encore beaucoup d’acteurs entre ces deux bouts : les stratèges, les consultants en communication, les avocats, les services de renseignement…
Comment expliquer l’émergence de cette mythologie teintée de toute-puissance ?
Pierre Gastineau : Il y a une double figure en réalité : celle du lanceur d’alerte et celle du hacker, né du Chaos Computer Club, un mouvement très libertaire, très à gauche, lancé dans les années 1990, avec une forte dimension d’empowerment : si vous savez coder, vous êtes un dieu créateur dans ce monde. Avec l’idée, derrière, que le monde entier va devenir démocratique. Le lanceur d’alerte s’inscrit là-dedans : l’image d’un homme seul face à une organisation ultra-puissante.
Philippe Vasset : Le mythe du hacker est créé par le hacker lui-même. Par exemple, la première chose que Julian Assange fait avant de lancer Wikileaks, c’est d’écrire un livre, Underground, avec une journaliste australienne pour s’auto-consacrer roi des hackers. On est donc dans une situation quasi fictionnelle dès le départ.
Quid de la féminisation du secteur ?
Pierre Gastineau : Il y a très peu de femmes dans le livre, c’est vrai. Cela s’explique par le fait que c’est un métier très peu féminisé. À l’exception d’un pays, Israël, où il y a énormément de jeunes hackeuses qui font leur service militaire. Nombreuses sont celles qui finissent ensuite dans des entreprises privées.
Philippe Vasset : C’est en effet plutôt un secteur masculin. C’est même un secteur où il plane un fort soupçon de misogynie. La trajectoire de Julian Assange est à ce titre révélatrice en ayant été accusé de viol… Sans compter que derrière la fuite des données, il y a toujours une stratégie hyper viriliste : l’idée, c’est de montrer les muscles.
Pour vivre ou revivre cette discussion, retrouvez l’intégralité de la rencontre dans ce podcast.