Publication 13 septembre 2013
Fiscalité du numérique, avec Godefroy Jordan
Pourquoi souhaite-t-on établir une taxe sectorielle sur le numérique ?
Les entreprises du numérique – et notamment les fameux GAFA – sont aujourd’hui l’assaut des politiques français qui les accusent de mettre en oeuvre une évasion fiscale à grande échelle. Selon le rapport du Conseil National du Numérique (CNNum) remis au gouvernement le 10 septembre 2013, les géants de l’Internet dégageraient 2,5 à 3 milliards d’euros de chiffres d’affaires, mais n’en payeraient que 4 millions au titre de l’impôt sur les sociétés.
Si cette situation constitue un réel manque à gagner pour l’Etat français, il conviendrait sûrement de nuancer les propos sur l’optimisation fiscale des géants de l’Internet. En effet, ces derniers ne sont pas les seuls concernés lorsque l’on sait qu’une multitude d’acteurs (petits et gros) ont appris à jongler avec les opportunités d’optimisations offertes par la fiscalité internationale. Le paradoxe lié au numérique est en fait qu’il a simplifié et dématérialisé la création de société, facilité l’accès à l’information juridique et ainsi rendu plus facile l’optimisation fiscale.
Internet bouleverse toutes nos conceptions, y compris sur la fiscalité. Alors que c’est le concept de territorialité qui prime en matière de fiscalité, l’immatérialité des services en ligne rend plus difficile le contrôle des flux de consommation et financier, a contrario des productions physiques. Internet impacte également la chaîne de valeur : les activités génératrices de valeur dans la production d’un service en ligne sont aujourd’hui couramment réparties dans plusieurs pays différents et en dehors du pays de consommation du service. Partant, la fiscalité du numérique doit se construire à l’aune de ces observations et avec une dimension internationale certaine comme le préconise le rapport du CNNum.
Une taxe sectorielle sur les entreprises du numérique : pourquoi est-ce « dangereux » ?
Plusieurs raisons concourent à penser qu’une taxe sectorielle, c’est-à-dire qui ne concernerait que la filière numérique, serait contre-productive fiscalement parlant.
En premier lieu, le ciblage d’une telle fiscalité du numérique est délicat. Aujourd’hui, le numérique est partout et irrigue l’économie dans toutes ses facettes. Les “pures players” sont peu nombreux. Dès lors, une focalisation sur ces derniers risquerait de décourager les initiatives et l’émergence de nouveaux champions.
Mettre en place un ou plusieurs impôts spécifiques au secteur numérique encouragera au final l’optimisation fiscale et la délocalisation d’activités numériques stratégiques, parce qu’il faut bien admettre que les entreprises numériques seront toujours plus agiles que la puissance publique et plus rapides que le temps démocratique. Ainsi, cette mesure ne pourra que pénaliser l’attractivité de la France et sa capacité à attirer des activités de croissance.
Enfin, d’un point de vue pratique il s’avère que la rupture entre le lieu de production et de consommation est insurmontable. En effet, taxer la publicité sur internet par exemple, c’est taxer les éditeurs numériques ayant leur siège en France – ces derniers représentent moins de la moitié des contenus consultés en ligne – et laisser prospérer, avec un avantage concurrentiel, les éditeurs étrangers que l’administration n’aura pas les moyens matériels et légaux de taxer.
L’avis du CNNum semble s’en remettre aux instances internationales et à la coopération multinationale : UE, OCDE, accords bilatéraux. Pourquoi la dimension internationale semble-t-elle incontournable ?
Avoir son siège social au Luxembourg ou en Irlande n’empêche en rien d’exercer son activité dans tous les Etats membres de l’UE. Surtout avec internet, où la collecte de données ou la vente en ligne ne connaissent pas de frontières politiques.
Aussi, pour réguler la fiscalité numérique, il faut une vision internationale. Le rapport suggère que la coopération initiée par le G20 s’étende au numérique, éclairée par les travaux de l’OCDE.
Le CNNum met aussi l’Union européenne au centre du procédé de régulation. Les propos de Fleur Pellerin appelant à “relancer l’Europe du numérique”, appuie cette “bruxellisation” du débat.
Cependant, il faut bien avoir a l’esprit que le débat fiscal est bloqué dans l’UE, notamment parce que la fiscalité est gouvernée à la majorité absolue du Conseil, et la prise de décision est donc rare.
Ainsi, comme le CNNum le fait remarquer, la priorité fiscale de l’Europe est aujourd’hui centrée sur la question des paradis fiscaux. La lutte contre l’optimisation fiscale est le seul consensus à court terme. Washington et Londres eux-mêmes semblent moteur de cette position. On va passer progressivement de la lutte contre les paradis fiscaux à la régulation de l’optimisation fiscale, dont les GAFA serviront de banc d’essai.
Si le choix de taxer en fonction de la nature de l’activité (taxe sectorielle) semble être écarté, quelle autre(s) taxe(s) ou nature de prélèvement pourrait-on imaginer pour les activités numériques ?
L’administration fiscale a l’expérience de la taxation sur le principe de reconstitution des recettes. Il utilise des méthodes spécifiques comme le comptage des serviettes ou des stocks de bouteilles de vin pour estimer le chiffre d’affaires des entreprises contrôlées du secteur de la restauration, en s’appuyant par ailleurs sur des outils statistiques développés par l’INSEE. Comme le suggère le rapport dans sa proposition 17, il devrait être possible d’éviter l’optimisation fiscale des éditeurs Internet étrangers leaders en France en recalculant leurs recettes grâce aux résultats d’audience, qui sont connus et permettent d’établir des comparaisons.
L’avis remis par le CNNum commente par ailleurs les pistes innovantes du rapport Colin & Collin et ne semble pas favorable à la taxation des données. En effet, ne serait-il pas plus efficace de créer des barrières non-tarifaires, articulées autour du savoir faire de la CNIL et du durcissement des exigences réglementaires relatives au stockage et à l’utilisation des données ? Elles obligeraient les acteurs internationaux à re-localiser certaines activités, ce qui créera indirectement des ressources publiques.
La taxation sur le e-commerce a elle aussi été rejetée. Elle avait notamment été défendue au cours de l’année par le Président de la commission des finances du Sénat, Philippe Marini, qui défendait dans sa proposition de loi une taxe sur les services de commerce électronique (Tascoé) visant à transposer au commerce électronique la taxe sur les surfaces commerciales (Tascom).
Plutôt que de mettre en place des taxes qui seraient très certainement inefficaces et pourraient aller à l’encontre du développement économique d’un des secteurs les plus dynamiques aujourd’hui, le rapport du CNNum préconise de mettre en place des mesures luttant contre l’optimisation fiscale : un “label” de transparence, voire, des agences de notation des entreprises ou la mise en place d’une “task force” de contrôle fiscale à l’échelle internationale.
Attention toutefois à ne pas, en insistant sur ces mesures, stigmatiser les entreprises du numérique comme les championnes de l’optimisation fiscale. Ces pratiques font le jeu des multinationales dans tous les domaines où elles s’exercent.
Je note par ailleurs que le rapport du CNNum reste discret sur les mesures fiscales les plus récentes. La plus emblématique, le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), désavantage le secteur du numérique où les jeunes talents ont des salaires supérieurs au plafond de 2,5 SMIC. De ce point de vue, la prise en compte des spécificités des entreprises du numérique dans la fiscalité actuelle me paraît une opportunité à saisir. Je pense par exemple à l‘exemption des charges sociales patronales sur la rémunération des fondateurs de start-up, ou à l’optimisation du CIR comme le propose le rapport.
La conclusion qui s’impose est que taxer le numérique est difficile, et qu’il conviendrait d’inverser les priorités : facilitons le développement des activités numériques localisées en France, lesquelles créeront des emplois et des ressources fiscales, plutôt qu’inventer de nouveaux impôts.
Pour toi, quels seront les contours de la fiscalité du numérique dans 5 ans ?
Je pense que la fiscalité devra s’adapter à l’ubiquité des activités numériques et devenir elle-même numérique, en s’intégrant dans la chaîne de valeur et dans les infrastructures. J’anticipe la généralisation de microprélèvements à la source, en temps réel. La fiscalité numérique fonctionnera comme un octroi sur les flux de données, plutôt que par imposition a posteriori sur le fondement de déclaration. Les contraintes réglementaires devront se transformer en logiciel, dont il faudra payer l’usage pour permettre la circulation et l’exploitation des données.
À ce sujet l’affaire Prism est éclairante. La première puissance économique mondiale a placé des mouchards à l’entrée des autoroutes de l’information transatlantique : cela veut dire qu’un Etat a la capacité, en analysant les flux de données, d’identifier les flux d’information et les flux économiques associés, donc de les taxer !