Publication 20 décembre 2023
Qu’est-ce que l’ère des « propagations » ?, avec Dominique Boullier
Vous travaillez sur le concept de “propagations” depuis de nombreuses années. Qu’est-ce qui vous a décidé, en 2023, à y consacrer un ouvrage ?
Le point d’inflexion décisif est venu à partir de 2013 d’une impasse dans mes travaux et dans ceux du médialab de Sciences Po que je dirigeais avec Bruno Latour, sur l’analyse du web et des réseaux sociaux. Avec nos méthodes de cartographie du web fondées sur les liens, nous retrouvions toujours les communautés et les influenceurs dans nos cartes mais nous ne pouvions jamais suivre dans le temps les chemins parcourus par les messages ou les contenus ni leur transformation. Pourtant c’était à la base de la théorie de l’acteur réseau développée par Bruno Latour, Michel Callon et John Law. Or, la traçabilité très précise permise par les plateformes numériques (et notamment Twitter, aisément accessible) aurait dû nous permettre de rendre compte de cette viralité, de ces propagations.
J’ai donc changé de méthodes de suivi, en reprenant à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) des travaux de Leskovec et Kleinberg notamment, qui avaient créé en 2009 un “meme tracker”. Et je me suis rendu compte que cela constituait une occasion inédite de quantifier un processus social pourtant présent depuis longtemps, que Tarde avait bien perçu et qu’il avait nommé « imitation ». J’ai donc repris l’histoire des systèmes de quantification en suivant les travaux d’Alain Desrosières pour voir s’il y avait des analogies entre les époques précédentes et notre époque contemporaine, celle du Big Data, du machine learning et des plateformes. J’ai produit alors un tableau comparatif historique systématique entre ces trois époques, celle des recensements (fin du XIXe), celle des sondages (années 30) et j’ai publié un papier à ce sujet en 2015 dans la Revue Française de Science Politique. J’y insistais sur le fait que cette vision historique ne devait pas déboucher sur une table rase au profit des métriques des réseaux sociaux mais qu’au contraire nous disposions désormais de trois points de vue, trois angles d’attaque du social, qui avaient chacun leur pertinence.
Dominique Boullier
Sociologue et linguiste, professeur émérite à l’Institut d’Études Politiques de Paris (Sciences Po)
J’ai commencé alors à élaborer la théorie sociale de ce point de vue particulier qu’est celui des propagations, à partir des travaux dans diverses disciplines, en évitant cependant la physique, l’idée étant de pouvoir collecter à cette occasion toutes les méthodes et techniques de calcul qui pourraient être utilisées par les sciences sociales. Il m’a fallu du temps pour reprendre tous ces travaux, les mettre à l’épreuve dans des cours que j’ai donnés pendant quelques années à Sciences Po, et pouvoir en tirer une vision cohérente que je présente dans ce livre, qui dépasse de loin la question des réseaux sociaux ou le Covid qui ne font que rendre plus nécessaire ce type d’approches.
Qu’est-ce que l’ère des propagations et en quoi introduit-elle une rupture dans notre rapport au monde ?
L’ère des propagations est avant tout une ère de quantification qui donne accès à une dimension existante du social mais trop difficile à tracer (et donc disqualifiée) : on explique tout par les effets des structures sociales ou par les préférences individuelles des acteurs, car on dispose des méthodes pour les calculer et les documenter. Désormais il faut prendre en compte aussi ces effets de voisinage que sont les propagations au même titre que les effets d’héritage ou d’arbitrage.
Mais il se trouve que cette visibilité nouvelle obtenue grâce aux plateformes numériques est en même temps une époque de globalisation et d’accélération des échanges et de la traçabilité qui favorise ces propagations. Plusieurs phénomènes en relèvent comme les épidémies, mais aussi le changement climatique, le terrorisme, les crises financières ou de façon plus évidente les fake news et le buzz des réseaux sociaux. Il nous faut penser autrement ces situations dès lors que ce ne sont plus des processus de reproduction linéaire mais des processus d’accélération exponentielle qui transforment des situations initiales par accumulation de petits changements (qui produisent ce qu’on appelle des “tipping points”, des points de bascule, où la nature du phénomène change).
Nous n’avons pas été éduqués à vivre dans un tel monde d’incertitude et les décideurs, dans les gouvernements ou les entreprises, ne peuvent plus se contenter de penser stratégie depuis un point de vue de surplomb car nous sommes pris à l’intérieur de ces processus.
Comment comprendre ces propagations et quel impact ont-elles sur les publics ?
Les propagations ont en commun de reposer sur une variation de signaux, de possibles (les variants des virus, les versions d’une innovation, les formats d’un slogan, etc.) désormais très élevée et rapide, qui débouche sur une sélection d’une entité qui va survivre et écraser les autres dans un délai assez court, quitte à disparaitre quelques temps plus tard. La survie de ces éléments est donc un effet de compétition, notamment pour l’attention, et repose sur quelques traits avantageux à un moment précis et dans un milieu précis qui favorisent la réplication à travers les véhicules que sont les plateformes, les cerveaux humains ou tout autre support.
Dominique Boullier
Sociologue et linguiste, professeur émérite à l’Institut d’Études Politiques de Paris (Sciences Po)
Ce système est normal mais devient à risque dès lors que des plateformes ont entrepris de fonder leur modèle d’affaires sur cette viralité et de capter ainsi l’attention de ces publics. Nous nous retrouvons pris dans des discussions à propos d’un signal qui fait le buzz (une photo scandaleuse, une petite phrase politique assassine, un gag énorme qui fait rire tout le monde, ou une horreur qui choque), ce qui hache notre attention, et ne permet pas de participer à des échanges plus construits ou argumentés. C’est en cela qu’il existe un vrai danger pour l’espace public, mais aussi pour les marques qui veulent créer des relations de qualité et durables avec leurs publics, puisque l’on tend toujours à être débordés par plus choquant, plus viral que ses propres messages.
Quels enjeux ces transformations induisent-elles en matière de gouvernance et comment y faire face ?
Cette prolifération des propagations oblige à penser les écosystèmes que nous avons construits sans en anticiper les conséquences. C’est le cas pour les épidémies où l’entrée en contact avec des milieux naturels inaccessibles et la généralisation des transports aériens tendent à détruire les barrières immunitaires naturelles dans les transmissions des virus. C’est la même chose pour notre écosystème informationnel : l’horizontalité qui était une avancée formidable des années 90 et 2000 pour la participation des publics, s’est transformée pour des raisons commerciales en érosion systématique de tous les garde barrières, les gatekeepers, comme on appelle parfois les journalistes, qui ont la fonction de vérification des sources, de confrontation, de filtrage, de hiérarchie. Ils sont critiqués pour cela jusqu’au moment où l’on mesure ce que leur absence nous coûte comme confusion cognitive, comme désorientation politique, comme suspicion généralisée ou à l’inverse comme explosion des croyances les plus invraisemblables.
Il est donc impératif de reprendre le contrôle de ces propagations non pas par la censure a priori, qui remettrait en cause une liberté d’expression fondamentale mais par coupure des chaines de contagion. C’est la différence entre free speech et free reach : aucun droit fondamental n’autorise quiconque à accaparer l’attention de son réseau avec des contenus indésirables à rythme élevé. Il est donc nécessaire d’agir sur le rythme des propagations et d’installer dans le code, dans les interfaces, des dispositifs de ralentissement qui cassent tout effet possible de propagation. C’est vrai pour le système d’information, mais si on étend la question à d’autres propagations, on se rend compte qu’il est nécessaire d’adopter une posture de soin, d’attention aux milieux (pour les épidémies, pour les émeutes ou pour tout autre processus) pour prévoir des alliés, des relais, des filtres, qui sont à l’intérieur même des situations possibles de propagation accélérée. Sinon, on prétend adopter une posture inadaptée de guerre contre un ennemi qui est en fait déjà présent à l’intérieur et que nous avons véhiculé ! Il faut passer d’un point de vue stratégique à un point de vue tactique pour profiter de toutes les occasions pour retisser des barrières immunologiques avec les personnes concernées.
Vous mentionnez le cadre donné par les plateformes dominantes. Quel impact ce cadre a-t-il sur les stratégies de propagations que vous avez étudiées ?
Les plateformes que l’on nomme souvent les Gafam, possèdent un pouvoir considérable d’organisation de cet écosystème, car elles engendrent une viralité excessive en valorisant toujours plus l’engagement des utilisateurs pour les placements publicitaires. Il ne s’agit plus d’exposition mais bien de réactivité et donc de favoriser des contenus qui fassent réagir les publics, à travers des likes ou des partages.
Dominique Boullier
Sociologue et linguiste, professeur émérite à l’Institut d’Études Politiques de Paris (Sciences Po)
La modération ayant été récemment largement réduite dans toutes les plateformes, il devient très facile de se trouver envahi de publications indésirables qui se propagent sans contrôle et sans intérêt réel mais par pure viralité automatique.
Comment pouvons-nous agir dessus ? Comment retrouver une “agentivité” ?
Le cadre théorique des propagations consiste précisément à redistribuer l’agentivité en considérant que non seulement les individus d’une part et les structures sociales d’autre part ont un pouvoir d’agir, cadres que les sciences sociales mobilisent habituellement, mais que des entités qui circulent et notamment les messages, ont aussi une agentivité qui leur est propre et qui nous traverse et nous fait agir différemment. L’enjeu politique de l’agentivité est différent cependant, puisqu’il s’agit de récupérer du pouvoir d’agir pour les individus et les collectifs face aux automatismes des plateformes, mais cela sans oublier que nous serons quand même aussi traversés par les entités qui prolifèrent dans notre voisinage, des virus aux signaux que nous percevons sans nous en rendre compte.
Le pouvoir d’agir politique sur les dérives des propagations impose de redéfinir un cahier des charges durable et responsable pour les plateformes qui opèrent en Europe qui aille au-delà du RGPD, du DMA et du DSA. Il faut traiter l’architecture de viralité elle-même et le modèle d’affaires qui y est associé, en ouvrant tous ces algorithmes pour redonner des choix à l’utilisateur beaucoup plus larges. Sous prétexte de lui faciliter la vie, d’être convivial et personnalisé, on l’a en fait enfermé dans des automatismes de contagion (sans friction !) qui doivent être ralentis pour redonner du pouvoir de décision. Ce qui est plus exigeant sur le plan cognitif, c’est certain ! Mais on peut aussi le déléguer à des journalistes, à des médiateurs de confiance et à des collectifs comme cela se fait dans Wikipédia. Mais à l’échelle individuelle, ce qui compte, c’est de disposer de tableaux de bord pour prendre conscience de son rythme d’activité, pour s’autoréguler et ensuite, comme dans la sécurité routière, pour appliquer d’éventuelles normes restrictives qui deviendront fatalement nécessaires pour la santé mentale collective.
Quel est l’impact de ces conclusions sur les stratégies de communication ou d’action ?
Les stratégies de communication se comportent un peu comme un canard sans tête actuellement : elles courent derrière tout ce qui bouge, elles se sentent obligées d’y être, de rester visibles sans être capables de mesurer quoi que ce soit des effets réels de leurs publications. Elles disposent en effet de moins en moins de retour de la part des plateformes qui sont de plus en plus opaques, et ne leur fournissent aucune information pour affiner leurs stratégies. Dans le machine learning, seules les plateformes apprennent, cherchez l’erreur… Nous avons affaire à une bulle de la publicité en ligne.
Dominique Boullier
Sociologue et linguiste, professeur émérite à l’Institut d’Études Politiques de Paris (Sciences Po)
Si, en revanche, on reste obsédés par le buzz immédiat et le nombre de vues ou de partages immédiat, évidemment, on continuera à intoxiquer tout l’espace public et les esprits avec du bruit plutôt que de transmettre des significations réelles. Il faut alors pratiquer une éthique de la communication pour refuser de participer à la spéculation généralisée sur notre attention qui sabote de fait notre espace public : s’abstenir d’aller sur certaines plateformes, ralentir sa réactivité, refuser de copier le voisin et s’appuyer sur ses propres valeurs dans la durée, devraient devenir des principes de survie dans ce monde gouverné par l’extension du domaine du fake, puisqu’avec les intelligences artificielles génératives, c’est ce qui nous est promis désormais.
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