Publication 29 mars 2021

Digital Markets Act : Révolution ou contradiction juridique ?

Auteurs

  • Henri Isaac, Président Renaissance Numérique

  • Jennyfer Chrétien, Déléguée générale Renaissance Numérique

Le projet de législation européenne sur les marchés numériques, le Digital Markets Act (DMA) soulève des interrogations. D’un point de vue juridique, le texte en l’état apparaît constituer une rupture à maints égards avec la construction du droit de l’Union européenne, et pourrait, à ce titre, créer un précédent portant atteinte au principe de sécurité juridique. D’un point de vue économique, les mesures proposées interrogent tant sur la robustesse de la définition des problèmes visés, que sur la compréhension des modèles d’affaires des acteurs concernés, et sur les conséquences qu’elles pourraient induire pour l’innovation au sein du marché unique européen. Dans cette note, Renaissance Numérique propose une analyse visant à nourrir les débats à venir.

Une construction inédite, qui pose la question de la stabilité juridique

La construction inédite du DMA, entre régulation sectorielle et droit de la concurrence, interroge quant à sa légitimité et son efficacité. Présenté sur le fondement du marché unique, le texte semble adresser une problématique d’une autre nature : le droit de la concurrence, c’est-à-dire des comportements d’entreprises privées. Le DMA offre un renversement de perspective par rapport au droit de la concurrence : ici le régulateur ne part pas d’une défaillance de marché, pour ensuite proposer un remède et résoudre cette défaillance. Il présuppose que la puissance de l’acteur constitue en elle-même une défaillance de marché. En d’autres termes, il instaure un régime de présomption d’atteinte au fonctionnement des marchés.

Margrethe Vestager

Vice-présidente de la Commission européenne, dans L’Agefi, le 4 février 2021

« Nous voulons aussi construire de meilleurs marchés numériques et le règlement sur les marchés numériques est un bon exemple de la manière dont droit de la concurrence et régulation peuvent se compléter pour laisser les marchés ouverts. »

À ce titre, les concepts importants sur lesquels repose cette nouvelle régulation sont définis de manière assez imprécise, qu’il s’agisse des “contrôleurs d’accès” ou des “services de plateforme essentiels” concernés. De critères assez flous pour désigner les plateformes numériques et les activités visées sont déduits des remèdes généraux, ce qui induit une rupture d’égalité devant de la loi. Par ailleurs, le texte instaure des mécanismes de révision qui laissent une grande place à l’interprétation et, par conséquent, offrent peu de stabilité juridique aux acteurs.

En l’état du texte, Renaissance Numérique invite à s’interroger sur l’impact que pourrait avoir cette nouvelle architecture du droit européen sur d’autres secteurs économiques, si cette approche était étendue au-delà du numérique.

Une séparation des pouvoirs et une répartition des compétences problématiques

Le texte soulève également des interrogations sur la séparation des pouvoirs des institutions de l’Union européenne. En effet, il peut y avoir une confusion des rôles dans la chaîne juridique lorsqu’un même organe, ici la Commission européenne, participe à la définition de la règle, en instruit l’éventuelle violation, détermine la sanction, puis l’adapte. De même, le texte aborde peu l’articulation avec les autorités de concurrence nationales, la logique de réseau, et les questions de chevauchement et de recouvrement des différents textes européens entourant les services numériques.

Présenté comme un paquet législatif commun encadrant les plateformes numériques, le portage parallèle de la législation sur les marchés numériques (le DMA) et de la législation sur les services numériques (le Digital Services Act ou DSA) pose une question d’articulation. Ces textes reposent sur deux logiques différentes de coordination des régulateurs et sur des définitions différentes pour désigner les mêmes acteurs.

Pour Renaissance Numérique, cette nouvelle régulation devrait être l’occasion de penser à une collaboration étendue entre les régulateurs européens, en tirant profit des compétences existantes.

Des garanties procédurales particulièrement étroites

En l’état, les éléments de procédure instaurés sont restreints et s’enferment sur un dialogue bilatéral entre la Commission européenne et les “contrôleurs d’accès”. Par conséquent, cette proposition législative s’éloigne des fondements de la régulation du marché des télécoms et du droit de la concurrence dont elle s’est inspirée, qui reposent sur un dialogue ouvert avec les parties prenantes.

Renaissance Numérique s’interroge quant aux raisons pour lesquelles la Commission n’a pas repris ces procédures dans leur entièreté et regrette la faiblesse du texte en matière de règlement des différends.

Cette question est d’autant plus importante que le texte promeut un principe de régulation ex ante et que les obligations évoquées invitent à des spécifications techniques qui nécessitent, pour être mises en œuvre, un dialogue approfondi.

Une difficulté à appréhender les modèles d’affaires de l’économie numérique

D’un point de vue économique, l’appréhension des modèles d’affaires nécessite une plus grande précision que celle offerte par la proposition législative. Les remèdes envisagés par le texte conduisent souvent à une importante modification du modèle d’affaires des plateformes numériques concernées – c’est notamment le cas pour les places de marché et les magasins d’applications.

Concernant le marché de la publicité en ligne, la transparence exigée sur le prix payé par l’annonceur et la rémunération de l’éditeur est bienvenue. En revanche, cela peut être insuffisant pour développer la concurrence dans ce secteur. Renaissance Numérique invite donc à avancer la réflexion sur les modes de régulation en temps réel. Par ailleurs, la régulation se fonde sur des logiques de seuils et ex ante, et comporte des risques pour les dynamiques des startups européennes, qu’il convient d’anticiper. Des opérations (comme certaines acquisitions) risqueraient d’être bloquées par la Commission européenne, ce qui constituerait une perte d’opportunité pour les startups souhaitant être rachetées. Aussi, instaurer un principe de réglementation ex ante nécessite un dialogue ouvert avec les parties prenantes.


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