Publication 18 septembre 2019

Principaux défis de la Civic Tech, avec Paula Forteza

Interview de Paula Forteza, Députée des Français établis hors de France.

Avant votre poste actuel, vous travailliez chez Etalab où vous vous concentriez sur l’Open Data (les données ouvertes). 

J’ai découvert le potentiel des données ouvertes bien avant d’entrer chez Etalab, quand j’ai travaillé dans l’innovation et l’économie créative au gouvernement de la ville de Buenos Aires. C’est d’abord entré par les yeux : j’étais fascinée par les datavisualisations. Je trouvais la possibilité de faire parler les données à travers des infographies, des fonctionnalités interactives, du web design simplement magique. Cela fait se croiser art, technique et démocratisation de l’accès à l’information : c’est très puissant !

Puis, j’ai progressivement découvert d’autres usages de la donnée : nouveaux services, redevabilité, régulation. À Etalab, je travaillais pour mettre en place un État plateforme. Aujourd’hui à l’Assemblée nationale, j’œuvre pour créer un Parlement plateforme. C’est- à-dire mettre à disposition des infrastructures numériques (du code, des API ou des données ouvertes), pour permettre à la société civile de construire des applications tierces.

Mon premier volet d’action est d’avancer dans l’ouverture des données. Dans le Plan d’action de l’Assemblée nationale pour le Partenariat pour un Gouvernement Ouvert, j’ai insisté pour demander l’ouverture de données en lien avec le fonctionnement de l’institution (budget, fonctionnaires, collaborateurs), mais aussi pour favoriser la transparence du travail législatif (registre des lobbies, frais de mandat). Dans le cadre des Réformes de l’Assemblée nationale 2017-2022, j’ai travaillé sur le rapport “Budget ouverts : une approche participative basée sur la donnée”, où j’ai recommandé d’avancer dans l’ouverture et la qualité des données et des modèles budgétaires des différents acteurs en lien avec le budget de l’État pour favoriser la transparence et la participation citoyenne. Dans la continuité du rapport, nous avons organisé un hackathon à l’Assemblée nationale en partenariat avec Bercy et la Cour des Comptes où des données comptables et budgétaires ont été mises à disposition en open data pour la première fois. Avec la communauté du Bureau Ouvert, nous avons mis en place un outil de datavisualisation du projet de loi des finances publiques, afin de permettre aux citoyens et aux élus de suivre simplement les dépenses et les recettes de l’État. C’est un exemple de réutilisation de l’open data pour améliorer la relation État-citoyens.

Le travail législatif peut être un levier pour généraliser l’open data et pour avancer vers l’ouverture des données des acteurs privés. Lors des projets de loi Mobilités, Justice ou Santé, le sujet de l’open data a été clé pour permettre la création de nouveaux services et l’amélioration des services publics. Par exemple, dans le cadre de la loi sur les mobilités, un portail open data dédié a été créé pour rassembler les données de toute l’offre de mobilité à travers la France et actuellement je travaille pour avancer dans le même sens sur la loi anti-gaspillage.

Mon deuxième volet d’action est de lutter contre l’antiparlementarisme avec plus d’ouverture et de transparence. Aujourd’hui, il est clair qu’élection après élection, la défiance des citoyens envers les élus ne fait que croître : le sentiment de ne plus être correctement représenté, l’absence de prise en compte de leurs besoins hors période électorale, l’opacité du travail des élus et de leur utilisation des fonds publics, sont autant de maux que l’on entend. Un de mes engagements à l’Assemblée nationale est de lutter contre l’antiparlementarisme ambiant, et cela avec de la transparence et de l’éthique.

En tant qu’élu, nous ne pouvons plus faire la sourde oreille face à ce constat. Nous devons donc faire de l’ouverture et la transparence une obligation que ce soit au niveau des institutions ou au niveau des élus.

Au sein de l’Assemblée nationale, j’essaie d’insuffler cette culture de l’ouverture à travers des outils et des évènements. Depuis le début de la législature, je mets en open data mon agenda quotidien ainsi que l’utilisation de mes frais de mandat. Je pense que ces initiatives sont simples mais efficaces pour lutter contre la défiance citoyenne et pour mieux représenter l’activité législative du quotidien. Actuellement, au sein du Bureau Ouvert(initiative que j’ai mise en place à l’Assemblée nationale), nous développons un “kit du Parlement Ouvert” afin d’aider les élus à déployer des outils de transparence de leurs agendas et leurs dépenses. La prochaine étape serait de pouvoir publier la liste des représentants d’intérêt que nous rencontrons, pour faire le lien avec notre agenda.

Finalement, je m’investis pleinement dans la réflexion sur les prochaines étapes de l’open data. D’une part, je pense que nous devrions commencer à conceptualiser l’open data en termes de flux, c’est-à-dire chercher à ouvrir les données à la source  (open data à la source). D’autre part, je suis persuadée que le partage des données détenues par des entités privées sera la V2 de l’open data. Ce qu’on appelle les données d’intérêt général – des jeux de données sur des sujets comme l’écologie, la santé, le transport – pourraient servir à la recherche mais aussi à l’innovation. Nous devons travailler à créer le cadre juridique propice à ce que les entreprises aillent plus loin dans leurs pratiques de partage et de valorisation de leurs données. C’est un sujet qui date de la Loi pour une République Numérique mais que nous n’arrivons pas encore à matérialiser ni en France ni en Europe.

Vous avez créé plusieurs mécanismes participatifs afin d’inclure les citoyens dans la prise de décision parlementaire — à travers votre site web Questions Citoyens, votre Bureau Ouvert, dans la réforme du budget de l’Assemblée nationale, etc. Pouvez-vous nous les présenter ? Quel premier bilan portez-vous sur ces initiatives ?

Il est vrai que depuis le début de mon mandat, je m’attache à moderniser l’Assemblée nationale en essayant de l’ouvrir au maximum. Je suis persuadée que c’est de cette manière que nous pourrons retisser le lien avec les citoyens et ainsi retrouver leur confiance.

Dès le début de la mandature, je me suis engagée en tant que rapporteure du groupe de travail “Démocratie numérique et nouvelles formes de participation citoyenne” aux côtés de la députée Cécile Untermaier, afin de proposer des changements constitutionnels et législatifs pour mettre le citoyen au cœur de l’action législative. Nous avons publié deux rapports :  “Démocratie numérique et participation : laisser place à l’expérimentation” et “Budget ouverts : une approche participative basée sur la donnée”. Au total, 15 propositions concrètes pour améliorer la participation citoyenne, une consultation en ligne où plus de 10 000 citoyens ont participé et un hackathon à l’Assemblée nationale. Je suis ravie que la modernisation du droit de pétition à l’Assemblée, qui faisait partie des recommandations de notre premier rapport, ait été actée par la révision de notre règlement interne.

À titre personnel et avec mon équipe, nous avons mis en place le  “Parlement ouvert”, un ensemble d’initiatives permettant d’expérimenter des outils améliorant le processus législatif et la participation citoyenne.

Trois piliers guident le travail que nous faisons. La transparence, pour une plus grande confiance en développant cette culture chez les représentants, en ouvrant davantage les données des institutions publiques, ou encore en édictant des principes éthiques. La participation citoyenne, pour plus d’engagement en associant les citoyens au processus législatif pour une élaboration plus juste des politiques publiques. Sans remplacer la démocratie représentative, la démocratie participative permet de faire des citoyens les vrais alliés d’une construction de nos démocraties. Et enfin, l’expérimentation collective, pour une action concrète en modernisant et construisant la démocratie de demain grâce à l’expérimentation, des espaces physiques ouverts ainsi qu’une communauté pour échanger, partager et améliorer les idées.

Concrètement, le Parlement ouvert se décline en plusieurs projets, avec entre autres :

Le Bureau Ouvert : tous les vendredis, j’ouvre mon bureau de 9h30 à 17h à l’Assemblée nationale. Ce projet citoyen, bénévole et apolitique vise à favoriser les projets de Civic Tech.  Y sont conviés députés, développeurs, datascientists, juristes, économistes, collaborateurs parlementaires, designers, journalistes, etc, pour confronter nos idées et travailler en équipe sur différents projets. Depuis deux ans, nous avons conçu des outils open sourcecomme par exemple, Amenda, un outil de génération automatisée et de suivi en séance des amendements, un outil de lecture collaborative de la loi, une  data visualisation du Budget de l’État, ou encore Archeo Lex, un outil permettant de visualiser l’évolution de la loi avec un fonctionnement analogue à Git, notamment en affichant les différences d’une version à l’autre. 

L’organisation régulière de hackathons comme le #DataFin, qui était le premier hackathon consacré aux données financières publiques, ou encore le Hackathon Grand Débat, basé sur les données du Grand débat national. Véritable mine d’or ces données ont été au coeur d’une journée, qui a regroupé plus d’une centaine de personnes et fait émerger divers projets d’analyses de ces contributions. 

La plateforme Questions Citoyennes permet aux citoyens de proposer des questions sur leurs sujets de préoccupation. Les députés peuvent choisir dans ces questions celles à relayer auprès du Gouvernement et ainsi informer directement le citoyen de la réponse à sa question. 

Et enfin le kit “Parlement ouvert” qui rassemble un ensemble d’outils à destination des parlementaires ayant pour but de faciliter la mise en place des principes du Parlement ouvert. Sont ainsi proposés, un outil permettant de mettre en ligne son agenda et l’utilisation de ses frais de mandat facilement, ainsi qu’un autre permettant d’organiser des permanences virtuelles entre députés et citoyens. Tous ces outils sont développés en open sourcepour permettre la collaboration et le partage avec autres initiatives ou autres Parlements dans le monde.

Quels sont aujourd’hui les principaux défis pour la Civic Tech, notamment en France ?

Sur le plan démocratique, les Civic Tech s’avèrent utiles à la modernisation de nos institutions, notamment grâce à la manière dont elles nous permettent d’interagir avec les citoyens, plus vite, plus proche et plus agile. Aujourd’hui, je vois trois principaux défis que les Civic Tech doivent pouvoir résoudre.

Le premier est d’être capable de déverrouiller les blocages institutionnels pour ouvrir des espaces de participation citoyenne avec un impact réel. Le mouvement des Gilets Jaunes a montré l’envie croissante des citoyens d’être davantage intégrés aux décisions politiques. Si leur mobilisation a été aussi forte, c’est parce que nous ne les avons pas écoutés par la voie institutionnelle, leurs appels ne sont pas remontés dans le système démocratique et institutionnel actuel. Les réseaux sociaux leur ont ainsi permis d’amplifier leur mécontentement en leur offrant des espaces de dialogue et de revendication en ligne. Des plateformes de pétitions privées (Change.org, mesopinions, etc.) sont fortement plébiscitées par les citoyens mais ne sont pas assez puissantes pour faire bouger les politiques publiques. Ainsi, pour répondre en partie à ce besoin, notre règlement à  l’Assemblée nationale vient d’être modifié, notamment pour créer un droit de pétition plus vivant. Désormais, des procédures contraignantes seront automatiquement déclenchées lorsqu’un seuil critique de signatures sera atteint. Je m’attelle à la définition des modalités précises de ce nouveau droit pour m’assurer de sa transparence, son équité et sa simplicité.

De plus, pour reconstruire le dialogue avec les citoyens, le Président de la République a lancé le 15 janvier dernier, le Grand Débat National, une démarche inédite de participation citoyenne et surtout une opportunité pour réinterroger notre démocratie et ses modes d’intégration des Français à l’élaboration des politiques publiques. Si les chiffres de participation sont encourageants et démontrent l’importance de proposer ce type d’échanges, nous devons néanmoins aller plus loin en inventant des dispositifs plus contraignants, avec un impact direct sur la prise de décision.

Le second défi est de créer des outils numériques adaptés aux besoins et aux types de participation. Nous voyons se développer un démocratie plus délibérative avec des assemblées citoyennes, ou bien des initiatives comme le grand débat national. Néanmoins, il n’existe pas encore d’outils adaptés pour ces nouveaux moyens d’échanges, aussi bien pour leur animation que pour leur synthèse. Lors du Grand débat national, l’analyse des millions de contributions a été difficile tant en termes de processus que de technologies utilisées. Il est donc important de réfléchir ces outils de participation dans leur globalité, sans oublier l’une des parties essentielles qui est l’analyse.

Les outils Civic Tech doivent aussi permettre de mélanger participation en ligne et participation présentielle. Il me semble important que nous ne tombons dans le piège du “solutionnisme technologique”, qui voudrait un “tout numérique”. La démocratie et la politique sont basés sur le dialogue, la délibération. Aujourd’hui, cet élément clé ne peut pas avoir lieu que sur les réseaux ou les outils numériques.

Finalement, la Civic Tech devrait permettre au public jeune de mieux s’engager, de participer davantage. Les nouvelles générations, qui sont pour la plupart natives technologiquement, doivent s’emparer de ces nouveaux types de participation citoyenne. Mais pour cela, les outils doivent aussi s’adapter aux façons d’interagir des jeunes, aux nouveaux langages, nouveaux types de communication. Un défi pour les Civic Tech sera de pouvoir “gamifier” le processus de participation pour attirer les jeunes, leur donner la possibilité de s’engager et participer à travers des images, des gifs, des vidéos, du son… La démocratie du XXIe siècle doit ressembler à la société de son temps.

Le troisième défi est de créer des outils Civic Tech qui soient éthiques. Nous ne pouvons pas donner les clés de nos démocraties à des boîtes noires. Il est donc indispensable que tous ces outils soient basés sur des logiciels libres permettant une transparence des algorithmes utilisés, permettent l’open data des contributions, et enfin protègent sans faille les données personnelles. La confiance des citoyens dans les institutions du XXIe siècle dépendra du niveau de transparence et de contrôle que nous aurons sur les outils de participation et d’engagement.

Les outils Civic Tech posent des questions fondamentales sur l’exercice de la souveraineté démocratique à l’ère du numérique. Ils doivent justement éviter de répéter les erreurs des réseaux sociaux, à savoir des modèles centralisés, sans contrôle démocratique, sans transparence sur les processus… Aujourd’hui, seul 40% des Français ont confiance dans le numérique, et 35% sur les réseaux sociaux (Baromètre ACSEL– La Poste de la Confiance des Français dans le numérique).

Pour que les outils de participation citoyenne deviennent véritablement des remèdes aux maux de la démocratie, il faut refonder le pacte de citoyenneté, reconstruire la confiance avec une transparence complète des procédés mis en œuvre et avec une gouvernance démocratique. Je pense qu’il faudra penser aux Civic Tech plutôt comme des biens communs que comme des business models. Je pense par exemple à Decidim, logiciel libre de la Ville de Barcelone, qui permet une participation en ligne et en présentiel, qui est open source, avec une gouvernance démocratique et un impact institutionnel. C’est le modèle que nous devons répliquer en France, en Europe.


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