Dans votre livre, vous développez le concept du « coup data » qui induirait un changement de perspective dans notre rapport à la donnée. Pouvez-vous définir ce concept ?
Le coup data, c’est la peur que la technologie échappe au débat démocratique. Comme nous l’exposons dans l’ouvrage, depuis l’émergence de la statistique, nos sociétés sont dominées par le chiffre. Mais là où l’héritage statistique nous poussait dans une recherche la moyenne, l’émergence du big data et les capacités de calcul exponentielles de nos machines changent le paradigme : les algorithmes tendent à faire de nos sociétés une somme d’individus. Et, quotidiennement, on s’en remet aveuglément à ces mêmes algorithmes qui dictent nos comportements de consommation et nous évaluent, alors même que leur fonctionnement reste obscur. Ce sont des boîtes noires technologiques qui posent problème car, si on ne peut pas en discuter collectivement, on sort du processus démocratique.
Les datas sont aujourd’hui les nouvelles clés du pouvoir. On le voit dans la place qu’occupent actuellement les plateforme sur l’échiquier de la géopolitique mondiale. In fine, ce fameux coup data, c’est un prolongement de la discussion de Lawrence Lessig autour de l’adage “code is law”.
Individuellement et en tant que société, comment réagir face au pouvoir croissant des données dans nos vies ?
Il faut réussir à transformer les questions technologiques en questions de société. L’enjeu clé est d’éduquer la société civile et les décideurs pour réussir à s’approprier les sujets. Nous devons devenir acteurs et ne pas nous résigner à être de simples spectateurs passifs qui seraient dépassés par les technologies qui nous entourent. C’est un processus d’éducation civique qui passe naturellement par les structures traditionnelles, mais aussi par les associations et les organisations, où la culture d’entreprise doit permettre de promouvoir une éthique dans la collecte des données et dans leur traitement. Au fond, tout comme une charte de l’environnement est inscrite dans la Constitution, on pourrait avoir une charte du numérique.
Avec l’entrée en vigueur du Règlement Général pour la protection des données (RGPD), on peut espérer que, dans 10 ans, l’ensemble de la société aura fait cette transition éthique et civique vis-à-vis des données. Selon vous, quel sera le nouveau combat à mener au niveau sociétal quand on en viendra à débattre du numérique ?
Je ne suis pas prospectiviste, mais il y aura je pense beaucoup de scandales liés à des intrusions dans des systèmes informatiques et à des failles de sécurité. Des hôpitaux, des crèches, des cabinets d’avocats, des grands groupes auront été complètement pillés de leurs données, que cela soit par des attaques extérieures ou par du personnel interne qui aura organisé des fuites. La grande question à venir est donc pour moi celle de la sécurité informatique et de la cybersécurité : c’est déjà un sujet chaud aujourd’hui mais, dans 10 ans, on sera arrivé à un effet de seuil.
On sent bien dans votre livre que le discours est nuancé. Il y a une recherche de la juste ligne entre optimisme et pessimisme : comment trouver cette juste ligne d’appréciation des technologies ?
Il y a deux choses selon moi.
D’abord, ne pas être naïf et être assez réaliste pour étudier ce qui s’est déjà passé dans l’histoire d’internet pour mieux éclairer les enjeux du présent. Dans les années 1990 par exemple, il y avait au départ une volonté de désintermédiation… Et aujourd’hui on voit bien qu’il y a des intermédiaires et des oligopoles qui se sont créés. Pour faire le parallèle, on parle aujourd’hui de la blockchain publique, mais qui nous dit que, dans 5 ans, on ne sera pas passé aux blockchains privées ? Autrement dit, il est crucial de regarder ce qui s’est passé dans l’histoire pour ne pas répéter certaines erreurs juridiques ou économiques.
Ensuite, il faut réussir à garder une forme d’innocence (au sens nietzschéen du terme) en créant de nouvelles valeurs, en n’ayant pas peur d’innover et en accompagnant et mettant en avant l’innovation tout en respectant les libertés. Pour moi, c’est cette balance là qu’il faut trouver : il ne faut pas tout déréguler, il ne faut pas tout encadrer… C’est la balance des intérêts, celle qui est propre à la Cour de justice européenne d’ailleurs.
Il y a une portée très pédagogique dans votre livre, qu’on peut lire comme un manuel… Quel impact est-ce que cet ouvrage peut avoir selon vous ?
Le combat pour sensibiliser à la question des données est forcément un combat de longue haleine. Le livre est une contribution modeste à un débat d’intérêt général. Ceux qui l’ont lu sont soit ceux qui connaissent déjà ces sujets et sont ainsi incités à porter certaines des propositions abordées, soit des personnes qui découvrent ces sujets et qui ont un regard plus critique sur la culture numérique en France.
Le livre est donc surtout un appel à s’organiser autour d’actions communes, au niveau académique, dans la société civile… Ces débats de société doivent être portés par plusieurs individualités.
Quand on voit à quel point les technologies numériques tendent à nous individualiser, qu’est-ce qui vous rend confiant dans notre capacité collective à prendre le bon recul pour écrire ensemble un projet de société collectif dans un monde numérique ?
Il faut en effet toujours rappeler le projet social commun. Aujourd’hui, c’est dur d’être à jour tellement il se passe de choses. Bombardés d’informations, nous n’avons plus le temps de réfléchir. Mais il faut nous ressaisir, nous réorganiser pour avoir un temps de réflexion et de créativité, parce que chaque génération est porteuse des solutions qu’on pensait auparavant impossibles. En somme, il faut être enthousiaste, déterminé, patient.
Pour revivre l’intégralité des échanges avec Adrien Basdevant et Henri Isaac, ne manquez pas le podcast de la rencontre.
Aux Sources du Numérique (ASDN) est un cycle de rencontres matinales au Tank, initiées par Renaissance Numérique et Spintank. Aux Sources du Numérique nourrit la réflexion sur les enjeux sociétaux, économiques et politiques de notre société numérique en invitant tous les mois un auteur ou une autrice.