Publication 4 juin 2019

Confiance des utilisateurs en ligne, Francesca Musiani

Chercheuse au CNRS et directrice adjointe du Centre Internet et société

“Sur internet, personne ne sait que vous êtes un chien”. Alors, en qui pouvons-nous avoir confiance, lorsque nous échangeons en ligne, lorsque nous réalisons des transactions ou que nous nous informons ? Des révélations récentes, notamment l’affaire Snowden, ou les divers scandales de fake news, ont contribué à éroder la confiance des utilisateurs en l’Internet. Pour autant, on ne constate pas de désaffection massive envers les géants du numérique. Comment expliquer ce phénomène ? Pour répondre à ces questions, nous recevions, le 24 avril 2019, Francesca Musiani, chercheuse au CNRS et directrice adjointe du Centre Internet et société (CIS, cis.cnrs.fr), spécialisée dans les questions de privacy, pour sa contribution à l’ouvrage "La confiance à l’ère numérique" (Éditions Rue d’Ulm, 2018), dirigé par Milad Doueihi et Jacopo Domenicucci. Rencontre.

Peut-on dire que nous vivons aujourd’hui une crise de confiance ? Comment s’explique-t-elle ?

Beaucoup d’événements récents, liés aux désordres informationnels et aux fake news vont dans le sens d’une crise de la confiance. Ils ont contribué à faire naître dans les esprits des internautes des doutes sur ce qui est digne d’attention, ce qu’ils doivent sélectionner et ce qui mérite leur confiance. Cela va dans le sens d’une crise des institutions.

Sur Internet spécifiquement, je dirais que l’on peut parler d’égarement plutôt que de crise. La surabondance d’information sur Internet, le fait de ne pas savoir qui est quoi, à qui on parle, le pseudonymat, l’anonymat… Ces sujets posent des questions très importantes, auxquelles il est important de réfléchir. Tout cela est lié à la présence de ces monopoles ou quasi-monopoles, qui nous enveloppent dans un environnement très confortable mais que l’on paye avec nos données. Les révélations de Edward Snowden nous ont permis de mieux percevoir cette problématique.

Comment ces monopoles nous donnent-ils l’illusion de la confiance ?

La stratégie des grandes plateformes pour nous donner confiance est de nous offrir un grand niveau de confort et d’immédiateté. Ce sont des acteurs qui misent sur l’illusion et le confort par l’ignorance. On y est si bien qu’on ne se pose pas de questions.

Francesca Musiani

Chercheuse au CNRS et directrice adjointe du Centre Internet et société

"Avant l’Internet de masse, il était très facile de comprendre ce qu’était une donnée personnelle, qui était un concept assez fini : nom, adresse, couleur des yeux… Désormais, la notion recouvre toutes les informations que nous laissons à notre insu."

D’autres facteurs, d’ordre technique ou économique, contribuent aussi à nous faire rester. En effet, ces services ont atteint une masse critique telle qu’elle est devenue un objet de valeur en soi. Les utilisateurs qui n’y sont pas encore choisissent la plateforme sur laquelle leurs amis sont déjà. Cela joue en défaveur des alternatives, et notamment d’alternatives qui reposeraient sur des modèles distribués ou décentralisés. Ces dernières restent plus difficiles à utiliser pour les internautes. Une version clés en main mais techniquement décentralisée n’a pas encore vu le jour. Certaines sont intéressantes du point de vue de l’expérience utilisateur, mais elles n’arrivent pas à égaliser le très grand confort des grands acteurs. Dans le passé, j’ai étudié plusieurs de ces alternatives, du moteur de recherche en pair-à-pair Faroo au service de stockage distribué Wuala. Ce n’est pas un hasard si celles-ci, et d’autres, ont par la suite choisi d’autres voies que la décentralisation.

Qu’est-ce que le numérique a changé et déconstruit dans la notion de confiance ?

Le grand changement porte sur les informations personnelles. Avant l’Internet de masse, il était très facile de comprendre ce qu’était une donnée personnelle, qui était un concept assez fini : nom, adresse, couleur des yeux… Désormais, la notion recouvre toutes les informations que nous laissons à notre insu, ce que nous disons en ligne, où nous nous connectons, pour regarder quoi et pendant combien de temps. Ces informations disent des choses sur nous. Elles peuvent ne pas être révélatrices de données sensibles en elles-mêmes, une par une, mais elles peuvent l’être si elles sont agrégées. Ce phénomène n’est pas toujours simple à percevoir, quand on navigue sur Internet, or il faut en avoir conscience.

Autre aspect : du côté des utilisateurs, il y a également un phénomène nouveau, lié à la façon dont nous nous présentons en ligne (pseudonymat, anonymat, etc.). On peut aussi présenter des profils différents sur différents réseaux, une identité distribuée avec des informations sélectionnées…

On associe souvent la notion de confiance à celle de cybersécurité. Se limite-t-elle à cela ?

Non, je ne crois pas. Il est important d’avoir confiance dans les entités qui gèrent nos transactions en ligne. Et cela passe en effet par un bon niveau de cybersécurité. C’est essentiel au bon fonctionnement global d’Internet : le système qui gère les noms de domaines est très sécurisé, le mécanisme de résolution des adresses est fiable.

Francesca Musiani

Chercheuse au CNRS et directrice adjointe du Centre Internet et société

"À l’exception de quelques systèmes décentralisés utilisés par des groupes très homogènes d’utilisateurs aux débuts de l’Internet, comme les premiers programmes de chat, qui n’avaient pas besoin de construire des points de contrôle, il y a toujours eu une ré-intermédiation."

Sécurité et confiance vont sans doute de pair dans ce domaine. Mais la confiance n’est pas qu’une notion de sécurité technique. Cela passe aussi par des mécanismes de formation de communautés. Souvent, un premier niveau de confiance se place dans un outil en fonction de la personne qui l’a développé.

À ce propos, on évoque souvent le phénomène de désintermédiation par de nouveaux acteurs qui s’appuient uniquement sur les outils numériques. Est-ce une réalité ?

La désintermédiation n’existe pas. En réalité, nous accordons notre confiance à de nouveaux intermédiaires. Si nous réalisons des transactions en ligne, c’est parce que nous avons confiance, nous savons que le site est sécurisé, que nous recevrons le produit dans les 48h… Ce qui n’a pas changé, c’est que nous avons confiance dans les mammouths. Nous croyons qu’ils vont faire leur boulot. Les acteurs dans lesquels nous avons confiance ont pu changer depuis l’arrivée du web, mais dans tous les systèmes que j’ai étudiés, il y a eu un phénomène de ré-intermédiation et de reconfiguration des acteurs qui ont su se renouveler.

À l’exception de quelques systèmes décentralisés utilisés par des groupes très homogènes d’utilisateurs aux débuts de l’Internet, comme les premiers programmes de chat, qui n’avaient pas besoin de construire des points de contrôle, il y a toujours eu une ré-intermédiation. Les nouveaux acteurs émergent car ils cherchent à ré-injecter du pouvoir à des endroits spécifiques du réseau pour le contrôler. Regardez les systèmes de recommandation : ils sont aujourd’hui contrôlés par Uber, Airbnb…

Le bitcoin, que vous avez longuement étudié, ne serait donc pas le système décentralisé dont rêvaient ses créateurs ?

C’était son objectif au départ : un système décentralisé vis-a-vis des institutions, créé juste après la crise financière, au cours de laquelle les acteurs traditionnels avaient trahi la confiance des utilisateurs. Cela devait reposer sur des petits « mineurs » qui dans leur coin devaient produire leurs bitcoins… finalement, tout son fonctionnement a été ré-intermédié par de nouveaux acteurs. Des individus proposent aujourd’hui de gérer les portefeuilles d’autres membres. Certains constituent des mining pools, des groupes qui unissent leurs forces pour être plus puissants. Ce sont des nouveaux points de centralisation. En plus, le registre distribué se met à jour constamment, ce qui est intenable pour des ordinateurs personnels classiques…

Francesca Musiani

Chercheuse au CNRS et directrice adjointe du Centre Internet et société

"Il est important de faire de l’éducation aux médias une priorité pour lutter contre le phénomène de désinformation. Il est important que chacun sache ce qui fait circuler l’information sur les grandes plateformes."

Quelles sont les pistes de solution que vous voyez pour résoudre cette problématique de la confiance à l’ère du numérique ?

Il faudra probablement jouer sur les leviers de l’éducation et de la réglementation. Le RGPD est d’ailleurs une réponse : la directive précédente n’était plus considérée comme suffisante pour garantir un niveau de confiance suffisant dans l’utilisation des données. Par contre, il pose des défis et des problèmes dans sa mise en œuvre d’un point de vue pratique. Cela indique qu’il faut le développer en parallèle avec d’autres solutions.

Ensuite, il y a le sujet de notre niveau de littératie numérique : il est important de faire de l’éducation aux médias une priorité pour lutter contre le phénomène de désinformation. Il est important que chacun sache ce qui fait circuler l’information sur les grandes plateformes. Cela répond à un modèle économique, qui est fait pour retenir l’attention. Tout ça, si on le sait, on sait à quoi on s’engage en utilisant les services.

La recherche de solutions techniques reste également une priorité car c’est l’infrastructure de ce qui supporte toutes nos transactions, nos usages. Bientôt, on ne pourra plus séparer les infrastructures numériques des autres infrastructures : les transports, la santé… tout cela sera de plus en plus numérique et connecté.


Parce que la multitude a son mot à dire, nous en avons débattu avec Francesca Musiani et Jacopo Domenicucci au Tank. Un échange à (ré)écouter en intégralité

Aux sources du numérique (ASDN) est un cycle de rencontres matinales au Tank, initiées par Renaissance Numérique et Spintank. Aux sources du numérique nourrit la réflexion sur les enjeux sociétaux, économiques et politiques de notre société numérique en invitant tous les mois un auteur ou une autrice.