Publication 3 mars 2021
Communs numériques et action publique, avec Sébastien Soriano
S’inspirant d’Internet et de son organisation, il explore la notion de communs numériques appliquée aux principes de l’action publique. Et, ce faisant, ouvre la voie vers une nouvelle structuration de l’État « en réseau ».
Le point de départ de votre ouvrage est celui d’un État en crise, inapte à relever les défis du monde d’aujourd’hui en raison, notamment, de sa structure organisationnelle. Sur quoi fondez-vous ce postulat et comment le dépasser ?
Il y a tout d’abord une perspective historique à prendre en compte. L’État possède sa propre histoire, marquée dans les années 1990 par un changement d’organisation sous l’influence croissante de la doctrine internationale du New Public Management (NPM) qui a donné corps au concept d’État stratège en France. C’est un moment décisif qui s’est traduit par une séparation de l’exécution — confiée à des agences — de la stratégie, et par la mise en place d’indicateurs de performance pour piloter les services publics. Dans un contexte où l’Europe et les collectivités locales gagnaient en importance, l’État s’est donc inspiré de méthodes du secteur privé pour optimiser son fonctionnement. Ce qui a donné naissance, entre autres, aux contrats d’objectifs et de moyens et à des mécanismes incitatifs, comme la mise en concurrence des marchés ou la tarification à l’activité dans les hôpitaux.
Or, cette structuration ne permet plus de répondre aux défis du monde d’aujourd’hui. Le défi écologique nous oblige par exemple à faire évoluer nos modes de production et nos modes de vie. Et ce ne sont pas les fonctionnaires qui, à eux seuls, pourront changer la donne. Il existe aussi des freins inhérents à l’État, encore trop habité par des manières de faire du passé ou focalisé sur des enjeux de budget, de statut et de structure. Repenser son organisation et son action dans sa globalité permettrait, je pense, de répondre plus efficacement aux attentes de la société civile à l’aune des nouveaux enjeux qui la traversent.
"Faut-il s’inspirer d’Internet pour organiser l’État ?"
D’après vous, le modèle d’Internet et sa philosophie sous-jacente pourraient justement conduire à repenser l’action étatique et la manière de conduire les politiques publiques. Pourquoi ?
Emploi, formation, mécanismes de régulation sociale, politiques industrielles… le numérique et Internet sont à l’origine de profondes déstabilisations. Si elles sont sources d’innovation, les technologies et leur accélération balaient les modèles économiques et sociaux et font apparaître de nouvelles inégalités. L’État, avec sa structuration actuelle, peine à relever ces défis.
Mais plusieurs initiatives et expérimentations ouvrent la voie vers de nouvelles manières d’administrer et de conduire les politiques publiques, plus ouvertes et moins pyramidales. « A cœurs publics » est une communauté informelle de fonctionnaires qui partagent autour ces pratiques. Nous sommes en fait nombreux à mettre en place des outils participatifs afin d’associer la société civile, les acteurs économiques et le tissu associatif à la prise de décision. Ce fonctionnement « en réseau » s’inspire du fonctionnement d’Internet et peut être répliqué à l’échelle nationale. On passerait ainsi d’un État stratège à un État en réseau.
Territoires zéro chômeur de longue durée s’inscrit par exemple dans cette dynamique d’innovation dans les politiques publiques. Alors que les mécanismes traditionnels de retour à l’emploi restaient inefficaces pour certains publics, cette expérimentation menée à l’échelle locale a permis à des chômeurs de longue durée de retrouver un emploi. Comment ? En mettant l’accent sur l’humain et le local (habitants, entreprises, associations…), avec un rôle de l’État qui est avant tout encapaciteur, en autorisant en l’occurrence un schéma imaginé par ATD Quart Monde.
Sébastien Soriano
Directeur général de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN)
Mais alors comment, d’après vous, imposer un véritable changement de paradigme et dépasser les simples expérimentations et bonnes volontés ?
Pour passer d’un système à un autre, il faut réussir à créer un alignement global entre les acteurs et donc poser une matrice qui permettra à l’ensemble du système de se dégager de ses contraintes actuelles. Ça ne se fera pas du jour au lendemain. La dernière fois que cela s’est produit remonte aux années 1990 : plusieurs rapports du commissariat général au Plan, dont un de Christian Blanc, ont facilité l’appropriation des méthodes du privé au sein de l’État pour optimiser son fonctionnement. Ils ont permis de cristalliser une vision et de la décliner ensuite via des outils transversaux comme la révision générale des politiques publiques (RGPP).
Je pense que la solution est à nouveau d’ordre politique : pour impulser un changement qui affectera l’ensemble des services publics, y compris régaliens, cela ne peut venir que du sommet de l’État. Encore faut-il bien clarifier la philosophie à ce moment-là, la nouvelle doctrine qui puisse poser un cadre d’action auquel les administrations peuvent se référer. Il faudra en effet qu’elles se sentent autorisées à initier ce basculement vers un mode plus participatif de la décision publique pour que ça fonctionne.
Pour y parvenir et créer des conditions propices à la prise de décision participative, vous insistez sur le rôle des « communs ». Comment parvenir à les mobiliser pour faciliter l’appropriation des politiques publiques tout en suscitant l’adhésion des administrations ?
La notion de communs est centrale. Je m’appuie sur la définition de Christian Laval et Pierre Dardot pour désigner une forme d’auto-institution, par des tribus informelles, d’un principe de gouvernance reposant sur une affiliation libre et ouverte inspirée de ce qu’il se passe sur Internet. Par rapport à la société civile, cette notion va plus loin car elle interroge sur la manière dont les politiques publiques doivent être repensées pour prévoir du commun, et donc associer des communautés, non seulement dans la prise de décision, mais dans l’action elle-même. C’est cette dimension de l’agir ensemble qui est fondamentale.
Sébastien Soriano
Directeur général de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN)
Cette intégration des communs est aussi la garantie d’une plus grande efficacité des politiques publiques, élaborées en lien avec un écosystème d’acteurs proches du terrain. En travaillant avec des associations, le secteur social est à ce titre en avance. De même que certaines collectivités locales qui lancent des appels à projet dans lesquels tous ceux qui répondent travaillent ensemble pour trouver des solutions.
Concrètement, comment l’État et ses administrations peuvent-ils s’approprier cette notion de communs pour redéfinir le cadre démocratique et l’action publique ?
Pour faciliter l’appropriation des politiques publiques par les citoyens, il me semble désormais nécessaire de faire intervenir cette logique de communs que l’on retrouve sur Internet. L’open science est par exemple une manière d’associer la société aux découvertes et avancées dans ce domaine. C’est quelque chose que l’on a raté avec la 5G : on aurait dû laisser les gens tester le matériel et démêler par eux-mêmes le vrai du faux dans les informations qui circulaient. Une des défiances envers la technologie aujourd’hui c’est qu’elle est l’affaire de spécialistes, d’experts et de méga-entreprises. Le même constat peut s’appliquer dans la conception, encore trop cloisonnée, des politiques publiques. L’enjeu est de réussir à faire avec et ensemble. Les communs, c’est le remède au fantasme de l’État profond.
La notion de réseau est essentielle pour faire évoluer les structures traditionnelles vers davantage de flexibilité. Et tout simplement accroître leur champ d’action, comme l’a fait Internet en offrant aux communs la possibilité d’interagir en sortant d’une logique pyramidale. C’est aussi un espace de dialogue qui permet d’être au contact des citoyens et de leurs attentes vis-à-vis des services publics, dans une démarche d’amélioration continue.