Publication 10 mars 2022
Comment reprendre la main sur l’espace public en ligne ?
La révolution numérique a ouvert de nouveaux espaces. Individus, ONG, entreprises, institutions publiques, médias ont construit en ligne de nouveaux territoires d’information, d’expression et d’interaction. Publics ou privés, ces espaces participent désormais de notre vie en société et réinventent nos pratiques. Réseaux et médias sociaux contribuent fortement à restructurer l’espace démocratique et les contours du débat public en imposant leurs normes d’interaction. États ou organisations criminelles usent de ces espaces comme de nouveaux moyens de déstabilisation ou de surveillance. Tantôt dépeint comme un levier essentiel de nos démocraties garantissant une plus grande liberté d’expression et un large accès à l’information, tantôt comme un espace dangereux où règnent les troubles informationnels et un terrain de nouvelles vulnérabilités, le cyberespace est désormais un objet de tensions. Avec un très grand nombre d’utilisateurs, la nature de ses usages a considérablement évolué et a introduit des enjeux de régulation et de gouvernance inexistants au début de l’ère numérique.
Dès lors, comment peut-on reprendre collectivement la main sur cet espace au bénéfice de notre société et de notre démocratie ? Pour répondre à cette question, Renaissance Numérique et L’Express ont réuni Pierre-Yves Beaudouin, ancien Président de Wikimédia France et désormais membre de son conseil d’administration dédié aux thématiques de plaidoyer, Laure de Rochegonde, chercheuse au Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (Ifri) et Julie Owono, directrice de l’ONG Internet Sans Frontières et co‑fondatrice du Content Policy & Society Lab (CPSL) de l’Université de Stanford. En 2022, à quoi ressemble l’espace public en ligne ? En quoi est-il public ? Les promesses originelles du web ont-elles disparu ? Pendant une heure, les intervenants ont échangé sur ces questions. Cette synthèse retrace leurs échanges.
Le web, un mythe libertaire devenu théâtre de tensions
Comme souligné par Julie Owono, le web, qui a fêté ses trente ans en 2019, est né à l’origine afin de faciliter la recherche scientifique publique. Créé par le physicien Tim Berners-Lee, alors en poste au Conseil européen pour la recherche nucléaire (Cern), le World Wide Web (WWW) ou web, a été pensé comme un espace ouvert, horizontal et collaboratif, qui devait permettre aux chercheurs du monde entier de travailler ensemble sur des projets porteurs de bénéfices pour l’humanité. Très vite, un mythe s’est construit autour de la notion de web, cette invention libertaire et décentralisée qui permettrait à tous d’accéder à un espace d’information libre et dépourvu de toute frontière.
Laure de Rochegonde
Chercheuse, Centre des études de sécurité, Ifri
Cependant, précise Laure de Rochegonde, « cette utopie du web qui permettait des échanges vertueux a très vite été remise en cause par l’émergence de pratiques beaucoup moins vertueuses dans la mesure où le web, et le cyberespace en général, a été très rapidement envisagé comme un nouvel espace d’affrontements ». Une grande variété d’acteurs, à la fois étatiques et privés, se saisissent régulièrement de l’espace en ligne de manière malveillante. Comme l’a rappelé la chercheuse, le cyberespace a ainsi été peu à peu accaparé par les États, notamment à des fins d’exercice de leur influence militaire. Un propos appuyé par Julie Owono, qui rappelle que « les mauvais acteurs » ne sont pas uniquement ceux que l’on croit, mais également les États, y compris des États démocratiques. « Tous les États, a poursuivi Laure de Rochegonde, pratiquent la cyberinfluence » 1. La guerre informationnelle qui avait jusqu’alors cours hors ligne, au travers des médiums classiques (radio, télévision, presse papier), s’est peu à peu déplacée en ligne, notamment sur les réseaux sociaux. Si la désinformation a toujours existé, précise la chercheuse de l’Ifri, le web en permet une « diffusion exponentiellement plus rapide » : alors qu’il y a encore quelques années, il fallait plusieurs jours voire plusieurs mois pour qu’une fausse nouvelle fasse le tour du monde, l’information voyage aujourd’hui à la vitesse d’un tweet. À cet égard, Laure de Rochegonde cite comme exemple la campagne de désinformation lancée par l’État chinois autour de l’origine du Covid-19, visant à laisser entendre que le virus était en réalité une arme chimique créée par les États-Unis. Selon l’experte, la potentielle dangerosité de ces pratiques s’accentue au fur et à mesure que de nouvelles technologies émergent, en particulier celles basées sur des techniques d’intelligence artificielle. Les vidéos deepfake2, qui permettent le détournement réaliste de propos, y compris ceux prononcés par des chefs d’État, rendent par exemple de plus en plus crédibles les fausses informations. « Ces pratiques pourraient avoir des conséquences extrêmement graves dans le monde réel, et c’est en cela que l’état de l’espace en ligne est très important au regard des conflictualités étatiques contemporaines », souligne-t-elle.
Au-delà des acteurs étatiques, Laure de Rochegonde a également évoqué la manipulation de l’espace en ligne par des acteurs privés, notamment les mouvances djihadistes, qui exploitent le web afin de recruter des adeptes et diffuser leur propagande et des orientations tactiques et stratégiques.
Comme souligné par la chercheuse, les problèmes liés à la manipulation de l’information en ligne vont par ailleurs devenir de plus en plus prégnants à mesure que la connectivité et la production de données augmentent. L’internet des objets, par exemple, qui occupe une place de plus en plus grande dans notre quotidien, et de façon générale notre tendance à l’hyperconnectivité, augmentent notre vulnérabilité face à des tentatives d’ingérence et de cyberattaques.
Mais si le mythe d’un internet divers, ouvert et collaboratif est mis à mal, c’est également selon les intervenants du fait de son accaparation par des acteurs économiques oligopolistiques. Alors qu’il continue de rassembler des acteurs extrêmement divers (espaces de collaboration, de créativité), la grande majorité de l’activité numérique « se déroule désormais sur les plateformes de réseaux sociaux », a ainsi souligné Julie Owono. « Cet espace public est, par défaut, de plus en plus accaparé par un certain nombre d’acteurs privés en raison des moyens colossaux qu’ils y déploient et aussi en raison de logiques capitalistes qui renforcent les phénomènes de captivité de l’attention » a-t-elle rappelé. Selon l’experte, cet état de fait n’est pas la normalité : « il n’est absolument pas normal, a fortiori dans les démocraties où l’État de droit doit prévaloir, que des acteurs privés aient la possibilité de régner sans aucun frein au point de devenir les garants de la liberté d’expression dans de nombreux espaces du monde, y compris dans les démocraties libérales comme le France ou les États-Unis ». À cet égard, la chercheuse évoque les décisions arbitraires parfois prises par ces acteurs, notamment le fait de mettre en avant, via des algorithmes, certains contenus plutôt que d’autres. Selon Julie Owono, la logique capitaliste qui mène à créer des algorithmes dont le but est de générer toujours plus de clics est génératrice de biais et de discriminations. La grève des créateurs de contenus afro-américains sur TikTok l’été dernier, protestant contre le manque de reconnaissance vis-à-vis de leurs créations, était, de fait, une réaction aux discriminations issues des systèmes de recommandations algorithmiques. Pour la chercheuse de Stanford, le fait de laisser ces espaces publics à l’arbitraire d’une logique capitaliste qui peut être antagoniste à la notion d’intérêt général est problématique. Elle appelle ainsi à une discussion publique sur ces espaces afin qu’ils continuent d’être profitables à tous.
Promouvoir une régulation collaborative et informée de l’espace public en ligne
Face à ce constat, il apparaît nécessaire, selon les intervenants, de réaffirmer et mieux prendre en compte la diversité des acteurs présents dans l’espace public en ligne. Ces derniers ont notamment insisté sur l’importance de tenir compte de cette diversité dans les discussions portant sur la régulation des contenus en ligne. Or, selon Pierre-Yves Beaudouin, ancien Président de Wikimédia France et désormais membre de son conseil d’administration dédié aux thématiques de plaidoyer, les gouvernements et les régulateurs ont tendance à ne discuter qu’avec les acteurs de la « big tech » américains. Ces acteurs, selon lui, ne sauraient parler au nom de tout le web. Le débat est donc biaisé, puisqu’il tend à ignorer la très grande diversité des acteurs présents sur le web qui, malgré « la concentration de l’audience du côté des plateformes de réseaux sociaux, reste un espace extrêmement varié, plus encore que la presse écrite, la télévision et la radio » . Pierre-Yves Beaudouin regrette notamment que, lors de réunions avec les pouvoirs publics, seulement quelques types d’acteurs soient représentés : « grosso modo, les réseaux sociaux et les moteurs de recherche, et Wikipédia ». Selon le représentant de Wikimédia, « les pouvoirs publics associent internet à deux ou trois grands sites et ne voient que les problèmes. Cela biaise les discussions, et les régulations actuelles sont pensées par rapport à ces grands opérateurs, sans prendre en compte la multiplicité des acteurs du web ». Lorsqu’est abordée, par exemple, la problématique de la lutte contre la haine en ligne, des acteurs comme les plateformes de pétitions et de financements participatifs devraient être conviés, a-t-il souligné. Julie Owono l’a rejoint sur ce point, précisant que les questions liées à la régulation de l’espace public en ligne ne peuvent pas être réglées dans un huis-clos entre les États et les entreprises. Selon elle, « cette discussion doit être publique et inclure les acteurs de la société civile ». Pour Laure de Rochegonde, c’est aussi parce qu’une grande variété d’acteurs se saisissent du web, notamment à des fins de cyberinfluence, que les réponses à ces menaces doivent être pensées avec la société civile, mais aussi avec les armées. « Les pays comme la Chine, les États-Unis et la Russie inscrivent la cyberinfluence dans leur stratégie militaire globale », a précisé la chercheuse.
Si les intervenants ont évoqué la nécessité de convier une plus grande variété d’acteurs à prendre part à la régulation et aux discussions autour de l’espace public en ligne, ils ont également évoqué celle de repenser la façon même de se saisir des enjeux liés à cet espace. À cet égard, Pierre-Yves Beaudouin a pointé du doigt le manque de lisibilité des travaux initiés par différents acteurs : la Commission Bronner, l’Observatoire de la haine en ligne, qui s’ouvre dans un nouvel onglet) , le Conseil national du numérique, le Pôle d’Expertise de la Régulation Numérique (PEReN), le Comité de lutte contre la manipulation de l’information au sein de l’Arcom… « Ces initiatives, qui sont déjà très obscures pour un acteur comme Wikipédia, le sont encore plus pour les autres acteurs de la société civile qui ne sont pas conviés à ces réunions, d’autant plus qu’il n’y a quasiment aucun compte rendu public de ce qui s’y dit », a-t-il observé.
De son côté, Julie Owono a évoqué les nombreuses initiatives prises dans le quinquennat qui s’achève en matière de régulation, stipulant que « la régulation d’internet en général, et en particulier des contenus en ligne, ne peut pas se régler par à-coups ». Au lieu de cela, la chercheuse préconise de mettre en place « une régulation informée par des données objectives, fiables et indiscutables » qui, pour l’heure, sont en la possession exclusive des plateformes numériques, privées comme publiques. Afin de promouvoir cette régulation « informée », le CPSL de l’Université de Stanford milite pour permettre à la puissance publique et aux chercheurs d’accéder aux données des plateformes numériques en temps réel, dans des règles strictement définies. Comme précisé par la chercheuse, cet accès n’aurait pas vocation à vérifier que les plateformes respectent leurs obligations légales ou pas, mais plutôt à répondre à des questions cruciales du type « est-ce que le scandale Cambridge Analytica a influencé le résultat du référendum sur le Brexit ? » Selon Julie Owono, les dispositions envisagées dans le Digital Services Act en la matière sont un premier pas positif.
Mettre l’État de droit et les principes démocratiques au coeur de la régulation de l’espace public en ligne
Comme le rappelle la chercheuse de Stanford, il est indispensable que cette régulation collaborative et informée de l’espace public en ligne soit guidée par les principes de l’État de droit. Pour l’heure, elle estime que ces derniers sont mis à mal par la façon dont la régulation de cet espace a été pensée ces dernières années 3 (en exposant). Elle appelle ainsi de ses vœux à « un débat sur l’État de droit à l’ère numérique », en particulier à l’approche de l’élection présidentielle de 2022. Selon la chercheuse, il est important d’introduire dans ce débat public sur le numérique du vocabulaire autour de l’État de droit et des contre-pouvoirs. « Il faut des principes d’éthique et de gouvernance clairs, qui délimitent les limites à ne pas dépasser », a-t-elle précisé.
Un point également évoqué par Laure de Rochegonde, selon qui « les États doivent se fixer des lignes rouges en termes d’actions d’influence ». D’après la chercheuse de l’Ifri, ce type d’initiative doit systématiquement s’inscrire dans un équilibre entre les différents droits fondamentaux. La France s’est par exemple dotée l’automne dernier d’une stratégie de lutte et d’influence informatique (L2I) pour s’autoriser à mener des activités de cyberinfluence en ligne, qui comporte des limites éthiques.
« En plus d’une politique de transparence dans leurs actions d’influence en ligne, les États doivent prendre des engagements pour défendre la liberté d’expression et d’information au niveau international », a ajouté Pierre-Yves Beaudouin. Au Burkina-Faso, par exemple, internet a été coupé à la suite du récent coup d’État. En Afrique de façon générale, il arrive régulièrement que les connexions soient coupées avant les élections. Le représentant de Wikimédia estime qu’il s’agit d’une ligne rouge que les États doivent tracer afin de protéger les droits fondamentaux
Julie Owono
Directrice, Internet Sans Frontières / Co‑fondatrice, Content Policy & Society Lab, Université de Stanford
Dans la continuité de ces propos, Julie Owono a alerté sur un danger existentiel qui pèse sur le web : le fait que certains pays répondent aux enjeux de régulation des contenus en ligne en instaurant des « murailles numériques » autoritaires, qui conduisent à l’isolement d’une partie du réseau que constitue le web. Pour contrer ces pratiques, le Content Policy & Society Lab dirigé par la chercheuse s’attache à étudier quelle pourrait être la réponse des États démocratiques à ces enjeux. Pour le moment, « beaucoup de ces régulations se font sans l’intervention d’une autorité judiciaire. Or, ces dernières sont garantes de l’équilibre nécessaire entre les impératifs de liberté d’expression, d’accès à l’information, etc. et des impératifs de sécurité nationale. Il nous faut des régulations qui permettent de répondre à ces enjeux sans mettre en péril l’État de droit », a-t-elle souligné.
1 Pour en savoir plus, voir : de Rochegonde, L., Tenenbaum, E. (2021), « Cyber-influence : les nouveaux enjeux de la lutte informationnelle », 76 pp.
2 Le deepfake (en italique), ou hypertrucage, est une technique de synthèse multimédia reposant sur l’intelligence artificielle. Elle peut servir à superposer des fichiers vidéo ou audio existants sur d’autres fichiers vidéo ou audio.
3 Julie Owono a notamment cité le fait de demander aux plateformes numériques de retirer des contenus nuisibles ou illicites en 24 heures sans l’intervention d’un juge.
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