Publication 17 décembre 2019

Brand safety dans l’écosystème de la publicité programmatique : quel rapport entre les contenus haineux et les marques

Le mois dernier, les entreprises Kraft Heinz et Unilever ont annoncé leur décision de ne plus diffuser leurs campagnes publicitaires sur Pornhub, le principal site Web de “vidéos adultes”, après la découverte de contenus pornographiques potentiellement illégaux sur le site. Depuis l’année dernière, Unilever s’efforce en effet de faire en sorte que ses publicités n’apparaissent qu’à côté de sujets “appropriés” : « Unilever, en tant qu’annonceur de confiance, ne veut pas annoncer sur des plateformes qui n’apportent pas une contribution positive à la société », ont-ils annoncé. La pornographie illégale n’est qu’une des nombreuses variétés de contenus en ligne qui engagent la réputation d’une marque, tout comme la propagande extrémiste, les contenus conspirationnistes ou haineux, ou encore les contenus frauduleux ou malveillants. Le mois dernier, en réponse aux critiques concernant les fausses publicités politiques, Facebook a annoncé des nouvelles fonctionnalités de “brand safety” (« protection de la marque »), qui permettraient aux annonceurs de mieux contrôler le contenu où leurs publicités apparaissent. Mais les risques pour la marque sont plus globalement liés à l’infrastructure elle-même de l’industrie de la publicité en ligne. Ce mois-ci, Serious.Links décrypte l’écosystème de la publicité programmatique et s’interroge dans quelle mesure l’économie de la publicité en ligne nourrit l’existence de contenus dangereux sur le Web.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Les origines de la publicité programmatique

En substance, la publicité programmatique est l’automatisation des négociations d’achat et de vente de la publicité en ligne par des logiciels. Dans l’ancien modèle de transaction, les annonces étaient contextuelles, et un site Web (“éditeur”) vendait son inventaire directement aux annonceurs par le biais d’une régie. L’inflation de pages Web et donc des emplacements publicitaires a donné lieu à la création de réseaux de revente des espaces invendus, les Ad-Networks. Ceux-ci proposaient aux annonceurs des contextes affinitaires en regroupant différents inventaires publicitaires (par exemple, des pages affinitaires avec une cible intéressée par l’achat d’un véhicule). En agrégeant les inventaires de plusieurs sites, les Ad-Networks offraient aux annonceurs la possibilité d’atteindre un public beaucoup plus large que sur un seul site.

Mais ce modèle était inefficace : les éditeurs ne vendaient toujours pas la totalité de leur inventaire et les annonceurs n’obtenaient pas non plus un bon retour sur leurs investissements. Alors que se multipliaient les éditeurs en ligne, il fallait trouver un moyen de connecter les millions d’annonceurs et d’éditeurs. Dans le modèle de la publicité programmatique, le site Web vend ses inventaires grâce à de nouveaux intermédiaires, de véritables places de marché publicitaires, les Ad-Exchanges, sur lesquelles les campagnes des annonceurs trouvent les audiences ciblées grâce aux algorithmes. Dans les Ad-Exchanges, les annonceurs, les agences de publicité, les plateformes intermédiaires, entre autres acteurs peuvent négocier directement par l’intermédiaire de logiciels interconnectés entre eux par des API (interface de programmation d’application).

Avec l’arrivée de ces plateformes intermédiaires, la publicité en ligne est devenue de plus en plus personnalisée et omniprésente. Si l’efficacité de ce modèle de vente est toutefois contestée, il constitue de plus en plus la norme. De facto, dans un tel système, les annonceurs achètent des audiences et non plus des emplacements spécifiques sur des sites ; ce qui constitue une transformation importante du modèle publicitaire classique dans lequel les audiences étaient liées à un contexte éditorial choisi et garanti.

L’infrastructure de la publicité programmatique : une prolifération d’acteurs, d’intermédiaires et de logiciels.

L’industrie de la publicité en ligne est un écosystème complexe, composé de nombreuses entités ayant des rôles très spécifiques. Les acteurs essentiels sont les suivants :

  • Éditeurs (sites Web) avec de l’inventaire à vendre,
  • Les annonceurs qui cherchent à acheter des audiences,
  • Les DSP (Demand Side Platform) et les SSP (Supply Side Platform), des logiciels permettant aux annonceurs et aux éditeurs respectivement de réaliser et optimiser leurs achats/ventes d’espaces publicitaires,
  • Les plateformes intermédiaires — Ad-Exchanges, Ad-Networks — qui reçoivent les annonces des annonceurs et les placent sur les espaces disponibles chez les éditeurs,
  • Des fournisseurs de données (third party data providers),
  • Des prestataires techniques (mesure de la visibilité, de la fraude, de la brand safety),
  • Et bien sûr, il y a vous, nous, l’internaute !

Le Real Time Bidding : la vente aux enchères en ligne des audiences, compatible avec la transparence ?

Les Ad-Exchanges permettent des capacités de ciblage accrues, notamment grâce au système de Real Time Bidding ou RTB (“enchères en temps réel”). Avec le Real Time Bidding, un éditeur loue de l’espace publicitaire à un, ou à plusieurs Ad-Exchanges. En quelques millisecondes, la bourse crée un « appel d’offre » qui peut contenir de nombreuses informations précieuses pour les annonceurs (ce que vous lisez, regardez ou écoutez, la nature de ce contenu, votre géolocalisation, adresse IP, etc.). De leur côté, les annonceurs indiquent quelle audience ils souhaitent atteindre. Lorsqu’il y a correspondance entre un appel d’offre et le segment de clientèle souhaité par l’annonceur, un Demand Side Platform, commence à proposer des offres. La plus haute enchère gagne et l’annonce est placée sur le site Web, en un clin d’œil.

Les Ad-Exchanges sont censés offrir une transparence accrue par rapport aux Ad-Networks, parce que les annonceurs peuvent voir combien ils paient pour chaque annonce et où leurs annonces sont placées. Mais à cause de la vélocité du Real Time Bidding, le contenu de l’éditeur se modifie en permanence. Il se peut qu’un annonceur n’ait aucune idée a priori où sa publicité s’affiche. Autrement dit : ce qui était un “stock” est maintenant un “flux”. La disparition de l’inventaire publicitaire tangible a des conséquences importantes.

Selon les termes de Matt Borchard, directeur des médias de l’agence de presse Noble People, “vu la taille de l’internet, il y aura une petite fraction qui est de qualité supérieure, beaucoup qui est médiocre, et une petite quantité qui est vraiment épouvantable, surtout pour les marques”. Parce que la plupart des Ad-Exchanges sont ouvertes, même les éditeurs qui promeuvent la propagande extrémiste, le conspirationnisme, la pornographie illicite, etc. peuvent se financer par la publicité. Avec beaucoup d’inventaires qui passent par ces réseaux, il y a un risque élevé que les marques affichent leurs publicités sur des parties du Web moins souhaitables. Grâce au système, les annonceurs peuvent en effet atteindre leurs audiences sur des sites Web dont l’inventaire est beaucoup moins coûteux. Ainsi, ce modèle permet aux éditeurs “de moindre qualité” de siphonner des revenus publicitaires des éditions de “meilleure qualité”.

Le RTB permet, voire encourage, le profilage de chaque internaute, avec de graves implications pour la vie privée et des effets de discrimination. La question de savoir si le Real Time Bidding contrevient au Règlement général sur la protection des données (RGPD) fait d’ailleurs actuellement l’objet d’un débat.

La publicité programmatique et l’économie d’attention : qu’est-ce qui ne va pas ?

Il existe un autre lien entre l’économie de la publicité programmatique et les contenus dangereux en ligne. Les contenus dangereux, bien qu’à certains égards moins valorisés, ont souvent une valeur pour les annonceurs en raison de leur nature provocatrice : plus le contenu est provocateur, plus il est susceptible de susciter et de retenir l’attention des internautes. En ce sens, les contenus haineux, la désinformation, le conspirationnisme, les fausses nouvelles, etc. sont souvent un produit visé, et non un hasard induit par un manque d’information.

Grâce à un réseau complexe d’intermédiaires et de technologies (publicités ciblées, Cookie Matching, Ad-Exchanges, Real Time Bidding), l’écosystème de la publicité programmatique traite les données individuelles des internautes et fournit un modèle économique aux éditeurs de contenus dangereux. La multiplicité d’acteurs, l’opacité de ces technologies, et la croissance et l’évolution constante du Web rendent l’intervention dans ce système difficile.

Besoin de solutions adaptées : dépasser les listes “noires” et “blanches” 

Les “listes noires” et leslistes blanches” sont les outils les plus couramment utilisés par les annonceurs pour tenter de protéger leurs marques. Leslistes noires” permettent de suivre des sites qui sont connus pour être dangereux (ou frauduleux). Cependant, le Web se développe à un rythme exponentiel et leslistes noires”, souvent mises à jour manuellement, ne peuvent pas suivre ce rythme de croissance. Certains annonceurs optent plutôt pour des “listes blanches” et limitent leurs achats publicitaires à un ensemble de sites pré-approuvés. Mais les “listes blanches” sont également souvent statiques : elles sont mises à jour trop rarement pour tenir compte des nouveaux inventaires, et limitent donc la croissance des annonceurs.

Face aux insuffisances de ces deux stratégies, l’apprentissage machine alimente un écosystème de fournisseurs tiers pour assurer des listes plus précises et continuellement adaptées. Au sein des services des plateformes intermédiaires, la technologie évolue en permanence pour tenter de contourner les risques et garantir la brand safety.

Les “listes blanches” sont plus lentes à croître, mais elles constituent toutefois une option plus responsable, et les marques devraient être encouragées à les utiliser. Il existe également une possibilité de collaboration entre les agences de publicité et les fournisseurs des technologies, les entreprises, les ONG, et les chercheurs pour créer des listes sûres que les spécialistes du marketing et les agences de publicité peuvent adopter ou adapter.

Du côté des éditeurs, des efforts sont aussi faits pour augmenter la transparence et la responsabilité dans le marché de la publicité programmatique. Face aux oligopoles de données de Facebook et Google, près d’une quinzaine de médias et d’éditeurs français ont par exemple décidé de partager leurs données (recueillies sur leurs audiences) afin de se rapprocher de celles des leaders du marché. Ils ont créé l’Alliance Gravity, une mise en commune leurs données. Cette stratégie de data pooling est une option pour les annonceurs qui veulent déployer des campagnes sur des inventaires “préservés”Pourtant, peu de marques utilisent encore cette solution.

 

Mais le changement le plus important devra surement porter sur le modèle financier de l’économie de la publicité programmatique lui-même. Il est nécessaire d’assurer la responsabilité et la transparence au sein de ces marchés, par une plus grande visibilité sur l’ensemble de la chaîne. Pour ce faire, il conviendrait d’accéder à ces énormes flux publicitaires en temps réel. Ce type de supervision pourrait se faire par le placement d’une API ouverte sur chaque Ad-Exchange, ce qui permettrait aux chercheurs, journalistes et autres d’avoir de la visibilité sur les marchés des publicités et le ciblage des audiences. Cette idée est le plus souvent évoquée dans le contexte de la publicité politique. En mars dernier, Mozilla et un groupe de chercheurs ont décrit en détail les principales caractéristiques d’une API efficace pour éviter les fausses publicités politiques. De tels changements, via la structure du marché elle-même, permettraient à la fois d’améliorer la brand safety et d’assécher le modèle financier des éditeurs de contenus dangereux.