Publication 5 juillet 2019
Applications de rencontres : usages et impacts, Marie Bergström
Se rencontrer par l’entremise d’un service à vocation commerciale, est-ce vraiment une pratique inédite dans notre histoire sociale ?
Dès le XIXe siècle, des entrepreneurs ont saisi le marché de la rencontre pour lancer les agences matrimoniales et le système des petites annonces. Claire-Lise Gaillard, doctorante à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, consacre sa thèse en histoire au fonctionnement de ce modèle économique et à l’usage de ces agences et annonces (« Oscillations et réaffirmations du genre dans les petites annonces de l’Intermédiaire Discret 1921–1939 »). Nos travaux se complètent assez bien car ils traitent d’un même sujet, mais à des époques différentes.
La nouveauté ne réside donc pas dans la création de services commerciaux dédiés à l’appariement des partenaires, mais dans l’adoption légitime de ces services par un grand nombre d’utilisateurs. Jusqu’à présent, dire que l’on se rencontrait via un tiers commercial était assez mal vu et restait un phénomène marginal. Dans les années 1980, moins d’un couple sur 200 se formait via une agence matrimoniale. Très souvent, c’était des personnes veuves ou divorcées qui essayaient de se remettre en couple. Aujourd’hui, même les jeunes se rencontrent sur Internet. On assiste une véritable banalisation des rencontres en ligne dans notre société.
À ce propos, on entend souvent que la banalisation des rencontres en ligne conduit de fait à une banalisation sexuelle. D’après-vous, qu’en est-il vraiment ?
Aujourd’hui, il apparaît clairement que les jeunes ont beaucoup plus d’expériences sexuelles avant de s’engager dans une relation longue que leurs parents ou grands-parents. La nouvelle génération perçoit donc le couple d’une façon différente de ses prédécesseurs.
Marie Bergström
Sociologue et chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (Ined)
On pourrait affirmer que les jeunes ont plus d’expériences car il y a de nouvelles normes sociales. Mais on peut aussi lire les choses à l’envers et dire que c’est parce qu’ils expérimentent davantage qu’ils ne voient plus le couple de la même manière.
Les sites de rencontres en sont un bon exemple car les expérimentations vécues par ce biais changent notre façon de percevoir les relations. Les expériences que nous vivons façonnent notre manière de penser.
Les applications et sites de rencontres entraînent une privatisation économique des rencontres. Mais pour vous, celle-ci se double d’une privatisation sociale. Qu’est-ce que cela signifie ?
L’idée est de dire qu’aujourd’hui, nous faisons des rencontres avec des personnes en dehors de notre cercle de sociabilité. Les deux privatisations sont liées : s’en remettre à des intermédiaires permet de court-circuiter son entourage et le marché de la rencontre fonctionne grâce à la forte demande de privatisation dans notre société. Elle est exprimée par les jeunes qui ont envie de vivre des expériences sans que tout le monde soit au courant et par les personnes plus âgées qui ont plus de difficultés à rencontrer de nouveaux partenaires.
Les sites et applications de rencontres abolissent-ils pour autant les frontières socio-économiques et les discriminations qui en découlent ?
On ne peut pas y apporter une réponse tranchée. On a tendance à penser que si l’on enlève les obstacles à la mixité sociale et ethno-raciale comme peut le faire le numérique, alors les choses vont évoluer. Mais c’est beaucoup plus complexe que cela car les structures sociales sont intériorisées. Par exemple, un ouvrier de la banlieue parisienne et une architecte d’origine vendéenne peuvent se rencontrer plus facilement sur Internet que dans la vie car ils ne fréquentent très certainement pas les mêmes lieux conditionnés par leur milieu social. En revanche, les probabilités d’une relation sérieuse, voire d’un mariage, sont très faibles.
Les rencontres sur Internet ne reproduisent pas pour autant complètement ce qui se passe dans la « vraie vie ». La chercheuse suisse Gina Potarca a publié une étude dans la revue Social Science Research dans laquelle elle analyse des enquêtes américaine et allemande sur l’homogamie des rencontres sur Internet. Elle montre que les couples qui naissent sur Internet sont socialement homogames au même titre que les autres, mais qu’ils sont en revanche plus mixtes du point de vue de l’origine ethno-raciale. Et cela se comprend car les quartiers sont extrêmement ségrégés, les individus issus de différentes origines n’ont ainsi pas la possibilité de se rencontrer autrement qu’en ligne.
Les discriminations sont-elles contrebalancées par les interfaces des sites et applications sur lesquelles se déroulent ces rencontres ?
Non, car tous ces services sont très marqués par les idées reçues de leurs concepteurs — majoritairement des hommes occidentaux hétérosexuels — sur la sexualité. La plupart d’entre eux a tendance à penser que les femmes privilégient l’affection au sexe.
Marie Bergström
Sociologue et chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (Ined)
Il en ressort des sites et applications très pudiques. Tinder se définit comme un réseau social classique et ne fait jamais allusion au sexe dans sa communication officielle. La différence est saisissante lorsque l’on compare cela aux applications de rencontres gay où tous les contenus sont très explicites.
Il n’existe aucun service créé par des femmes ?
Très peu de femmes ont fondé des applications de rencontres. C’est dommage car elles pourraient être, je pense, plus diversifiées. Prenons l’exemple d’Emmanuelles, une plateforme créée par deux femmes issues du domaine de la communication et non du web. L’interface était graphiquement différente et le ton y était plus libéré. Les femmes pouvaient se décrire d’une façon plus suggérée si elles le souhaitaient. Et puis le site a été racheté par des hommes et ressemble désormais à la majorité des sites de rencontres qui sont eux-mêmes créés par des hommes.
Dans un contexte post #metoo, Tamara Goldstein, une entrepreneuse américaine du web a décidé de changer les codes des rapports hommes-femmes, en lançant une application avant tout à destination des femmes : Pickable. Contrairement aux autres applications, ce sont les hommes qui exposent leurs photos et attendent d’être contactés par une femme qui, elle, possède un profil anonymisé. C’est une application qui se veut féministe, mais que je trouve plutôt rétrograde. Penser que les femmes sont des êtres fragiles qui ne savent pas se protéger elles-mêmes et qui ont besoin d’un environnement sécurisé pour agir est une vision très conservatrice. Certaines peuvent avoir très envie de se mettre en scène sur des photos au même titre que les hommes.
Parce que la multitude a son mot à dire, nous en avons débattu avec Marie Bergström au Tank. Un échange à (ré)écouter en intégralité
Aux sources du numérique (ASDN) est un cycle de rencontres matinales au Tank, initiées par Renaissance Numérique et Spintank. Aux sources du numérique nourrit la réflexion sur les enjeux sociétaux, économiques et politiques de notre société numérique en invitant tous les mois un auteur ou une autrice.