Publication 19 décembre 2019
Alerter contre le financement de la haine en ligne, avec Sleeping Giants France
Pouvez-vous nous parler du réseau Sleeping Giants en quelques mots et de vos réalisations dans le contexte français ?
Le compte Twitter Sleeping Giants a été créé aux États-Unis en 2016. Il visait à alerter les annonceurs publicitaires qui finançaient, via leurs bannières e-marketing, le site de fake news raciste, homophobe et misogyne de l’Alt-Right américaine Breitbart News, et à les convaincre d’éviter ce site.
Très peu de temps après, quelques internautes actifs qui participaient à ce mouvement depuis la France ont été contactés pour constituer Sleeping Giants France.
Il s’agit d’un compte totalement indépendant des États-Unis. Les objectifs sont communs, les méthodes d’action assez similaires, mais nous avons la liberté totale de mener les actions que nous voulons, comme nous le voulons. Nous maintenons des contacts amicaux mais épisodiques avec les fondateurs, ainsi qu’avec d’autres branches de Sleeping Giants dans le monde.
La ligne directrice de notre action est de freiner la propagation de théories complotistes, infox, propagande prônant la haine, l’intolérance et le rejet des différences. Lorsque ces propos restent dans le cadre de la loi, notre but n’est pas d’en demander une censure, mais plutôt de s’assurer que les sources et plateformes de financement sont des partenaires informés et consentants, ce qui n’est pas toujours le cas. Nous respectons la liberté d’expression, mais ne souhaitons pas que l’argent du consommateur, dont nous faisons partie, vienne financer des discours abjects sans même que la marque soit au courant de ce financement.
Nous respectons scrupuleusement une “charte éthique” interne, qui bannit tout propos insultant, menaçant ou diffamatoire.
Ainsi, depuis la création de notre compte, nous menons des actions à propos du financement :
- de Breizatao et Democratieparticipative, deux sites respectivement fasciste et néo-nazi, interdits par la justice française, dont le gestionnaire, condamné par contumace à plus de 10 ans de prison cumulés, opère depuis l’étranger ;
- des opérations “Defend Europe” du groupuscule “Génération identitaire”, consistant à constituer une patrouille en Méditerranée afin de perturber les opérations de secours aux réfugiés, puis dans les Alpes pour traquer les exilés tentant de gagner la France à pied par les cols de haute montagne ;
- du blog “Boulevard Voltaire”, diffusant un discours constitué d’éditoriaux ultra-orientés, haineux, et tentant de se donner une image de journal d’information pluraliste ;
- des émissions sur Paris Première et CNews dans lesquelles Éric Zemmour, doublement condamné pour provocation à la haine raciale et religieuse, est employé pour débattre des sujets même pour lesquels il a été sanctionné ;
- Et enfin du site “Valeurs Actuelles”, qui multiplie les unes ignobles (condamnées par la justice pour certaines) et les “articles” se rapprochant de plus en plus des pires sites extrémistes.
Sleeping Giants semble s’inspirer de nombreuses tactiques du Web : de l’activisme collectif, du crowdsourcing, de la logique du « name and shame » (ou plutôt du « name and praise » ), ou encore du savoir-faire des auteurs de haine en ligne eux-mêmes. Comment calibrez-vous vos actions en ligne pour obtenir le maximum d’effet ?
Rien de tout cela n’a été planifié. Sleeping Giants est un mouvement issu de bénévoles anonymes, sans aucun financement. Le succès de notre mode d’action est probablement dû à une conjonction de plusieurs facteurs, certains positifs, d’autres négatifs, mais qui ont permis le succès d’initiatives comme la nôtre :
En positif :
- Le poids des réseaux sociaux, auxquels les marques sont de plus en plus attentives ;
- Les démarches “vertueuses” (éthique, environnement, diversité, bien-être au travail) développées par les entreprises, vis-à-vis de leurs fournisseurs, employés et clients.
En négatif :
- Le manque total de contrôle des nouveaux modes de diffusion publicitaire (algorithmes programmatiques, microciblage, etc.) et les volumes énormes mis en jeu, faisant oublier les conséquences financières et humaines de ces systèmes ;
- La radicalisation des propos, sur la toile et à la télévision, et la recherche par certains acteurs du “buzz” à tout prix, quelles qu’en soient les conséquences.
Du côté français, nous avons eu la chance que les bénévoles (moins de dix) qui gèrent le compte se rejoignent autour de principes éthiques forts : bannir la menace et l’insulte, et encourager les démarches positives. Nous nous efforçons d’être respectueux en toute occasion. Ainsi, nous ne pratiquons pas, comme vous le rappelez, le “name and shame” (nommer et faire honte) mais plutôt le “name and praise” (nommer et adresser des louanges). Nous n’appelons pas au boycott, mais à la prise de responsabilité de chacune des parties.
Ainsi, lorsque nous obtenons une fin de non recevoir de la part d’une marque, nous n’insistons pas. Par contre, si une marque répond positivement, nous la remercions et encourageons sa démarche.
Mais les “Sleeping Giants” ne sont pas seulement constitués par ce noyau de quelques personnes. Tous les internautes qui sont abonnés à nos comptes sur les réseaux sociaux, et qui nous soutiennent en partageant nos messages, en les commentant, en remerciant les marques, parfois même en contactant les services consommateurs des diverses enseignes, peuvent se revendiquer “Sleeping Giants”. Et nous sommes tous les jours surpris de la diversité de parcours et d’opinions des dizaines de milliers de personnes qui composent cette communauté.
Selon vous, quelle serait une solution plus durable pour le problème auquel vous faites face en tant que mouvement de terrain ? Les Sleeping Giants ont-ils des objectifs ou des propositions politiques pour les parties prenantes, ou encore des idées pour les internautes individuels ?
Nous ne sommes pas un mouvement politique à proprement parler. Nous sommes tous réunis autour de valeurs communes de tolérance et de respect qui, d’après nous, transcendent les clivages politiques. Beaucoup d’idéologies que nous combattons (xénophobie, homophobie, théorie du “Grand Remplacement”, machisme, intolérance religieuse…) sont traditionnellement associées à l’extrême-droite, mais nous ne luttons pas contre la tendance politique, seulement contre des discours qui nous paraissent néfastes, quels qu’en soient les auteurs.
Parmi nos abonnés cohabitent des personnes très diverses qui, politiquement, s’échelonnent de l’anticapitalisme à l’ultralibéralisme. Mais tous partagent les mêmes valeurs humaines ou humanistes et se revendiquent “Sleeping Giants”.
Pour limiter la propagation du discours de haine sur internet, il faudrait que les plateformes techniques (régies publicitaires, réseaux sociaux, hébergeurs, plateformes de crowdfunding ou de paiement en ligne…) appliquent plus rigoureusement leurs propres Conditions Générales d’Utilisation, en ne permettant pas aux sites qui contreviennent aux règles sur les contenus discriminatoires ou haineux de faire usage de leurs services.
Il faudrait que les jugements d’interdiction des sites manifestement illégaux, prônant la guerre raciale ou le génocide, soient réellement appliqués et que les géants du net fassent preuve d’une meilleure volonté en la matière
Il faudrait que les sites extrémistes légaux réalisent que la monétisation par la publicité n’est pas un dû. Que si leur contenu est si abject que de nombreuses marques ne veulent pas y être associées et se retirent, cela peut simplement vouloir dire que ce mode de financement n’est pas adapté à leur cas. Et qu’ils doivent alors trouver d’autres moyens de se financer.
Il faudrait enfin que les internautes individuels ne sous-estiment pas leur pouvoir, ne renoncent jamais à s’indigner, à exprimer leur sentiment et à affirmer leurs valeurs humaines, malgré les insultes et les menaces qu’ils peuvent recevoir. Se taire, ce serait capituler et donner toute la place aux discours les plus extrêmes et les plus vindicatifs, donnant l’illusion qu’ils constituent l’opinion majoritaire.