Actualité 28 novembre 2014
La consécration du droit à l’oubli : une responsabilité collective nécessitant une concertation globale
Cette décision de la Cour de Justice comme les guidelines interviennent dans le contexte de l’examen du projet de règlement européen sur la protection des données, qui a débuté en 2012 et se poursuit actuellement dans le cadre de la nouvelle mandature européenne.
Ainsi, la Commission européenne a proposé le 25 janvier 2012, d’introduire un droit à l’oubli numérique et à l’effacement (article 17 du projet). Le Parlement européen amendant le projet le 12 mars 2014, s’est prononcé pour un droit à l’effacement consistant pour toute personne d’ « obtenir du responsable du traitement l’effacement de données à caractère personnel la concernant et la cessation de la diffusion de ces données et elle peut obtenir de tiers l’effacement de tous les liens vers ces données, ou de toute copie ou reproduction de celles-ci… ».
Pour rappel, le processus législatif européen impose un accord entre les trois entités que sont la Commission, le Parlement, et le Conseil. Pour que cet accord soit trouvé, il faut au préalable que le Conseil, qui représente les Etats membres examine le texte, et qu’un « trilogue » s’ouvre.
Le Conseil n’ayant pas terminé à ce jour son travail sur la proposition de règlement, et même si la décision de la Cour de Justice a provoqué des réactions au sein du groupe de travail sur la protection des données (DAPIX) et des pistes de rédaction, plusieurs désaccords subsistent entre les Etats membres. En conséquence, la seule règlementation en vigueur reste la Directive 95/45/CE.
Il est donc particulièrement étonnant que la Cour de Justice, qui doit se baser sur le droit en vigueur, réponde à une question préjudicielle en s’inspirant d’un potentiel droit futur. On peut même se poser la question de la conformité de cette décision au principe de séparation des pouvoirs : en effet, n’est-ce pas au seul législateur issu de la représentation nationale et aux Etats membres sur proposition de la Commission de créer un droit nouveau ?
Pourquoi vouloir consacrer un droit à l’oubli numérique ?
À l’automne 2013, La CNIL dans une consultation publique indiquait que le droit à l’oubli défini comme la possibilité offerte à chacun de maîtriser ses traces numériques et sa vie – privée comme publique – en ligne, répondrait à un besoin humain et sociétal.
L’institution qui portait ce message depuis de nombreuses années, en a été le fervent défenseur au niveau européen.
Les autorités administratives indépendantes réunies au sein du G29 ont un rôle protection et de contrôle, qui ne peut se confondre avec celui du législateur, qui crée de nouveaux droits.
Il est généralement admis que la création d’un droit nouveau est justifiée par le fait qu’il existe un « vide juridique » pour encadrer une situation de fait ou que la règlementation existante n’est pas suffisamment précise et protectrice.
La question du vide juridique est essentielle, pour éviter deux écueils : l’inflation législative et la complexité du droit souvent conséquente.
La confusion entre effectivité et existence du droit : le non-respect, l’inapplication d’une norme ne signifient pas automatiquement qu’il faut en créer une nouvelle.
Le droit en vigueur relatif aux données personnelles
La Directive 95/46/CE comme la loi du 6 janvier 1978 consacrent des principes permettant aux individus de contrôler leurs données.
Ainsi les principes généraux de la loi « informatique et libertés » et plus particulièrement le principe de finalité ainsi que les droits d’accès, d’opposition et de rectification sont conférés à tout individu sur ses données. L’article 38 dispose ainsi que « toute personne physique a le droit de s’opposer, pour des motifs légitimes, à ce que des données à caractère personnel la concernant fassent l’objet d’un traitement ».
Au travers des principes érigés dans la Directive 95/46/CE, l’obligation de ne pas conserver des données personnelles au-delà de la période nécessaire pour les finalités pour lesquelles elles ont été collectées, couplée avec le droit des individus de voir leurs données supprimées et/ou de retirer leur consentement, consacre déjà un droit à la suppression.
La CNIL reconnait dans la consultation précitée qu’il s’agit d’une forme de droit à l’oubli.
La Cour de Justice elle-même reconnait que le droit au déréférencement qu’elle applique au cas de Google, est issu de la Directive 95/46/CE.
Qu’en est-il de l’effectivité des droits précités ?
La CNIL a évoqué un besoin humain et sociétal de créer un droit à l’oubli mais en dehors de cas médiatiques principalement liés à l’usage de réseaux sociaux. Aucune étude détaillée ou statistique d’envergure, ne viennent conforter ce constat.
La Commission européenne a indiqué quant à elle qu’il était nécessaire d’adapter le droit existant aux nouveaux usages induits par le développement du numérique.
Il semble alors utile d’étudier la question des nouveaux usages numériques et plus particulièrement des réseaux sociaux, qui ont retenu l’attention des médias comme des autorités de protection et de contrôle, au motif que les utilisateurs verraient leur vie privée menacée et leurs données non protégées. Il faut distinguer deux types d’usages : la publication par un tiers (a) et la publication volontaire par la personne concernée (b).
a) Dans le cadre d’une publication non volontaire, c’est-à-dire par un tiers, les utilisateurs sont protégés par deux types de dispositions :
- Le droit de chacun à la vie privée : le respect de chacun à la vie privée (article 9 du code civil) est un droit fondamental et en application de l’article 1 de la loi du 6 janvier 1978 l’informatique, donc le numérique, ne doit pas y porter atteinte.
- Les dispositions pénales concernant la diffamation, l’atteinte à l’honneur ou à la considération s’appliquent à partir du moment où l’acte a été commis de manière publique ; critère pouvant être rempli sur Internet et les réseaux sociaux.
Le droit de la presse et la responsabilité civile complètent le cas échéant la protection offerte aux personnes.
De telles dispositions ont ainsi permis de trouver un équilibre indispensable entre le respect des droits des personnes, notamment la liberté d’expression et de la presse, et celui des libertés fondamentales, qu’un droit à l’oubli général pourrait venir fragiliser.
b) Dans le cadre d’une publication volontaire sur un réseau social, les droits de suppression et d’opposition devraient également, sur le plan juridique, permettre à l’intéressé d’obtenir le retrait des informations publiées.
Le non-respect éventuel des normes protectrices s’est posé en premier lieu en termes de droit applicable, du fait que de grands réseaux sociaux n’étaient pas établis sur le territoire de l’Union Européenne, et qu’ils soumettent l’usage de leurs services au droit de leur siège social.
La Cour de justice de l’Union Européenne dans l’arrêté précité, a certes décidé d’appliquer le droit européen à Google en considérant que cette société pouvait être qualifiée de responsable de traitement. Cette décision marque un tournant sur le sujet mais a déjà été juridiquement contestée dans des tribunes, et il a été argué qu’un contournement serait possible.
Alors qu’en matière de fiscalité l’ensemble des Etats se sont accordés pour mener au sein de l’OCDE une réflexion sur l’influence de la digitalisation de l’économie sur les règles de fiscalité jugées obsolètes, pourquoi ne pas mener une démarche identique en matière de données s’il existe un véritable problème de droit applicable ?
À l’heure où il est reconnu que les données sont le « carburant numérique », où l’on incite les entreprises à faire usage du « Big Data » pour développer leur croissance, est-il légitime de mener une réflexion euro-centrée sur la protection des données et le droit à l’oubli, ou de réduire ces questions à des négociations entre l’Union européenne et les États-Unis ?
Si l’Union Européenne souhaite être moteur d’une adaptation du droit, ne doit-elle pas ouvrir une concertation internationale aboutissant à un consensus plutôt que de vouloir imposer ses règles à tous en risquant d’une part de créer un « forum shopping » juridique et d’autre part de voir ces règles contestées et non appliquées ?
Le groupe de l’article 29, reconnait dans ses guidelines du 26 novembre 2014, l’importance d’une application internationale du déréférencement, à savoir sur toutes les extensions pertinentes, pour la protection des droits des individus. L’évolution de cette position durant les derniers mois montre la prise de conscience qu’une réflexion sur le numérique doit se faire au niveau international.
Des règles juridiques existent, seule la question de leur adaptation aux usages nouveaux se pose, et une concertation internationale s’avère pertinente dans un monde digital globalisé.
Ne serait-il pas plus judicieux d’une part d’adapter le droit notamment pénal concernant la diffamation, l’atteinte à l’honneur ou à la considération dans le cadre de publication sur les réseaux sociaux et de renforcer le droit d’opposition et de suppression, puis d’autre part de mener un grand programme pédagogique au niveau européen concernant un usage du digital permettant de protéger sa vie privée ?
Dans des états démocratiques une étude d’impact approfondie doit être menée avant l’adoption d’un droit nouveau qui pourrait bouleverser le futur des sociétés
Les instances gouvernantes doivent prendre le temps de cette analyse et ne pas céder aux pressions politiques, partisanes, médiatiques et laisser des autorités administratives ou judiciaires répondre à leur place à une question de société et encore moins à une personne privée.
Le rôle de l’autorité judiciaire en question
Le premier problème soulevé par la décision de la Cour de Justice reconnaissant un droit au déréférencement/à l’oubli est relatif à sa mise en œuvre et plus particulièrement à l’absence de recours au juge.
La justice remplie une mission fondamentale de l’État. Sa mission est de veiller à l’application de la Loi et de garantir le respect des droits de chacun.
C’est à elle seule qu’il appartient de trancher, au nom du peuple et en toute neutralité, les conflits entre les personnes et de sanctionner les comportements interdits.
La justice est, en respect du principe de séparation des pouvoirs, incessible et inaliénable.
La concession de certains pouvoirs apparentés à ceux de la justice a été admise en France par le Conseil Constitutionnel mais dans des conditions très restrictives et dans le respect du principe de proportionnalité entre les atteintes aux principes fondamentaux et libertés et les objectifs recherchés.
Il en a été ainsi en matière de pédopornographie dans la décision du 10 mars 2011. Le Conseil constitutionnel avait validé des dispositions qui “ne confèrent à l’autorité administrative que le pouvoir de restreindre, pour la protection des utilisateurs d’internet, l’accès à des services de communication au public en ligne lorsque et dans la mesure où ils diffusent des images de pornographie infantile”.
La concession de pouvoirs à des tiers a été également encadrée par le Conseil Constitutionnel, qui a restreint le rôle des hébergeurs. Dans une décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, le Conseil Constitutionnel a considéré que la responsabilité de l’hébergeur ne saurait être engagée si une information dénoncée par un tiers ne présentait pas un caractère manifestement illicite.
La Cour de Justice va ici beaucoup plus loin car elle confie à un acteur privé, société commerciale en position dominante en matière de recherche sur internet, la liberté de jugement et donc de décision en matière d’effacement du référencement de contenus sur internet.
Google qui a pris la mesure de cette responsabilité et de la complexité des cas qui lui sont soumis (casiers judiciaires, photos gênantes, messages insultants ou injurieux, allégations datant de dizaines d’années, articles de presse négatifs) a annoncé la mise en place d’un comité consultatif d’experts destiné à recueillir les opinions sur le sujet.
Google a fait savoir que de nombreuses difficultés étaient rencontrées dans une lettre adressée à la CNIL le 31 juillet 2014 indiquant que les critères, qui pouvaient être déduits de la décision de la CJUE, n’étaient pas faciles à mettre en œuvre.
De cette réponse à la CNIL, il peut se déduire que des moyens techniques et humains importants sont déployés par Google pour répondre aux requêtes des utilisateurs.
Ainsi, la question du coût économique de la mise en œuvre du droit à l’oubli se pose, et il est nécessaire d’y répondre dans toute étude d’impact.
L’évaluation économique de la création du droit à l’oubli
Les moyens déployés pour mettre en œuvre le droit à l’oubli engendrent un coût qui pour une société internationale de l’envergure d’un moteur de recherche peut être supporté : mais ce coût le sera-t-il par tous les responsables de traitement, sites internet de moindre envergure, startups ?
La création de ce droit à l’oubli n’a pas donné lieu à une évaluation financière globale : dans une Europe où la croissance économique est faible et qui mise sur le digital pour se transformer, n’est-ce pas paradoxal ?
Egalité devant la loi et égalité de traitement ?
Si la jurisprudence de la Cour de Justice est suivie, d’autres moteurs de recherches, et probablement d’autres acteurs seront amenés à se prononcer sur une demande identique, fondée sur un même droit, sans que la réponse donnée ne soit nécessairement similaire. Cela pose des questions en termes d’égalité de traitement.
Alors qu’on aurait pu penser, suite à la publication d’un communiqué de presse le 15 juillet 2014, que le groupe article 29 avait pris en compte ce problème en indiquant qu’elles allaient rencontrer les moteurs de recherche afin d’établir une doctrine commune notamment en cas de réponse négative à une demande de désindexation, la publication des guidelines du 27 novembre 2014, qui prônent des analyses au cas par cas avec une application de critères indicatifs et non déterminants applicables en fonction des lois nationales, ne semble pas éviter totalement le risque d’une inégalité de traitement.
Une société démocratique peut-elle cautionner que des entreprises privées à but lucratif officient à la place de l’autorité judiciaire alors que des principes fondamentaux peuvent être mis en cause ?
Plusieurs opinions se sont exprimées pour dénoncer un risque de « censure privée », il en est ainsi de représentants de la société Wikipédia. Une analyse d’un juge constitutionnel allemand alerte l’opinion publique également en ce sens 1.
En effet, la mise en œuvre du droit à l’oubli pourrait s’opposer à des droits fondamentaux, ce que reconnait la Cour de Justice en évoquant en premier lieu le droit à l’information du public et la liberté d’expression.
Par ailleurs, instaurer un droit à l’oubli des individus pourrait permettre non seulement une ré-écriture d’histoires personnelles des individus mais également de l’Histoire collective.
En effet, comment ne pas considérer que les moteurs de recherche sont désormais une source d’accès à l’information incontournable ? Le fait de supprimer l’accès à des informations permettra à un individu d’effacer aux yeux des autres des faits réels, et de délivrer sur soi qu’une vision partielle de la réalité. De la même manière comment ne pas craindre que certains individus actionnent le droit à l’oubli à des fins d’effacer de la mémoire collective de faits constituant une partie du passé et donc de l’Histoire ?
L’oubli et la mémoire étant deux actions contraires, il est utile de se poser la question de l’importance de la mémoire dans une société qui consacrerait un droit à l’oubli ?
N’est-il pas paradoxal pour une société, qui déclare grande cause nationale la lutte contre la maladie d’ Alzheimer, de s’attacher à consacrer un droit à l’oubli ?
La mémoire est une activité biologique et psychique qui permet d’emmagasiner, de conserver et de restituer des informations. Elle permet en conséquence de ne pas reproduire des erreurs et de se construire.
Des erreurs qui sont fondamentales dans la construction d’un individu comme celle d’une entreprise, si on peut s’en souvenir et ne pas les répéter indéfiniment.
Il suffit d’observer un enfant pour constater qu’il va expérimenter par lui-même et se construire de cette façon : l’expérimentation, les erreurs, la mémoire et l’apprentissage sont essentiels à son devenir. Qui seront demain ces individus qui pourront effacer la trace de leurs actes ? Quelles conséquences cela aura sur la conception individuelle et collective de la responsabilité ?
Dans le monde économique, quelle place est laissée à l’erreur et à l’échec ? Quel entrepreneur à succès ne s’est pas trompé, n’a pas fait des erreurs, ce qu’il l’a mené à rectifier son modèle économique pour construire son entreprise ?
Le développement des entreprises passe par des phases d’échec, qui sont nécessaire à leur croissance.
Est-ce qu’une société qui dévalorise l’échec et refuse les erreurs des individus comme des entreprises est une société qui construit un modèle de croissance économique permettant le bien-être des citoyens ?
La consécration d’un droit à l’oubli pose des questions importantes et cruciales pour les sociétés démocratiques, certaines ont été évoquées ci-dessus de manière non exhaustive.
Est-il acceptable qu’un nouveau droit, qui engendre de tels bouleversements, soit consacré préalablement au législateur, et mis en œuvre par des entreprises commerciales privées sans concertation des citoyens, du secteur économique au niveau international ?
1 « German constitutional judge expresses concerns about the “right to be forgotten” decision » par Monika Ermert, Internet Policy Review, 15/08/2014