Publication 14 juin 2021
Faut-il faire des usages un levier de la sobriété numérique ?
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À l’heure où nombre d’activités ont basculé en ligne, la question de l’empreinte environnementale du numérique se pose avec une plus vive acuité. Le 27 avril dernier, les ministres de l’Économie français et allemand ont conjointement présenté leurs plans nationaux de relance dans le cadre de la crise sanitaire. Au cœur de ces deux plans, une large place est offerte aux transitions écologique et numérique. Ils s’inscrivent dans l’ambition portée par la Commission européenne depuis le début de sa mandature.
Face à l’urgence climatique, la Commission européenne lançait, en effet, le 11 décembre 2019, son Pacte vert pour l’Europe, avec l’objectif de rendre le continent neutre en carbone d’ici 2050. Dans la continuité, inspiré par des rapports du Sénat, de l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse) ou encore du Conseil national du numérique, le gouvernement français a présenté le 23 février dernier sa feuille de route « Numérique et environnement », dont l’un des trois axes principaux est de « soutenir un numérique plus sobre ».
Le numérique est considéré à deux niveaux : d’une part pour réduire son empreinte sur l’environnement et, d’autre part, pour le mettre à profit de la transition écologique.
Si l’ambition générale est désormais partagée, les mesures pour y répondre demeurent, elles, l’objet de débats. En cause : la difficile évaluation de l’impact du numérique, qui traverse l’ensemble des pans de nos activités, y compris en ce qui concerne les gains environnementaux qu’il pourrait apporter. Si l’empreinte environnementale des infrastructures et terminaux est de mieux en mieux connue, l’évaluation des usages numériques pâtit, elle, d’un manque crucial de connaissances et de données. Il est alors difficile pour les citoyens de se mouvoir entre des injonctions diverses. Alors que d’aucuns invitent à distinguer les “usages utiles” des “usages futiles” du numérique, il convient avant tout de s’accorder sur les termes de ce débat.
Au-delà de l’enjeu environnemental, cette problématique interroge également le rapport de la société aux usages numériques et questionne des principes tels que la liberté de choix des utilisateurs et la défense d’un Internet ouvert.
Une consommation énergétique qui dépasse les seuls usages
L’impact environnemental du numérique est souvent observé du point de vue de la consommation électrique. N’observer l’impact des usages qu’à l’aune de leur consommation énergétique liée à leur utilisation permet effectivement d’offrir des leviers d’actions accessibles aux usagers (limiter son usage, éteindre ses équipements). Mais cette approche revient à considérer le problème par un angle beaucoup trop restreint.
L’impact énergétique du numérique ne se limite pas à l’énergie consommée pendant la phase d’usage : il est primordial de prendre en compte l’impact énergétique découlant de la fabrication et du recyclage des équipements. Ainsi, Sophie Quinton, chercheuse chargée de recherche à l’Inria (Institut national de recherche en informatique et automatique), souligne que la fabrication et le recyclage des équipements sont énergivores : « Une grande partie de la consommation énergétique est liée à la phase de production. En fin de vie, les impacts sont aussi loin d’être négligeables , et même si on est de plus en plus capable de recycler, on va, en fait, être plutôt capable de faire du décyclage, c’est-à-dire recycler à qualité moindre » .
Sophie Quinton
Chercheuse chargée de recherche, Institut national de recherche en informatique et automatique (Inria)
Dès lors, trop se focaliser sur la consommation énergétique de la phase d’usage pourrait empirer le phénomène, puisque cela peut conduire les parties prenantes à essayer de réduire au maximum leur consommation en renouvelant fréquemment leurs équipements. En effet, les équipements récents sont plus optimisés et, pour une charge équivalente, vont consommer moins d’énergie. D’autant que les acteurs du secteur « essaient d’optimiser au maximum leur consommation d’énergie, non pas uniquement pour des raisons écologiques, mais également pour des raisons financières et économiques » nous rappelle Germain Masse, principal product experience manager chez OVHcloud.
Il est donc nécessaire de trouver un équilibre entre le renouvellement des équipements qui permet de réduire l’impact énergétique du numérique sur la phase d’utilisation, et la prolongation de la durée de vie des équipements qui permet de « diluer » l’impact de leur coût environnemental de fabrication. Germain Masse indique ainsi que « d’un point de vue carbone, quand on a une infrastructure, il faut l’utiliser au maximum. Parce qu’elle a été produite, c’est là où elle a eu le plus d’impact. (…) C’est un des points que l’on veut pouvoir développer dans les prochaines années. On travaille dans le cadre d’un partenariat avec Inria sur ces sujets. On veut pouvoir inciter nos clients à utiliser au maximum leurs ressources. Toutefois, utiliser au maximum une ressource veut dire qu’elle va consommer beaucoup plus d’énergie ». La solution consiste donc à dire que les serveurs ont « plusieurs cycles de vie (…) ce qui permet de rallonger au maximum la durée de vie des serveurs et de limiter potentiellement l’impact environnemental en fonction des usages ».
Pour autant, cela ne s’applique pas à tous les types d’équipements. Pierre Gaudillat, responsable de projets scientifiques et techniques au Centre commun de recherche (CCR) de la Commission européenne, souligne que « avant de pouvoir reconditionner un matériel, il faut qu’il soit un temps soit peu réparable, et donc cela touche à la question de la réparabilité, de la disponibilité des pièces détachées… Il y a certains matériels pour lesquels, au vu de l’évolution de la technologie, cela ne justifie pas un reconditionnement ». Se pose donc la question de savoir quand remplacer un équipement donné, et cela conduit à « des arbitrages qui ne sont pas évidents. Pour le renouvellement des équipements, que ce soit un remplacement de serveur ou d’ordinateur par des produits nouveaux plus sobres, on va jeter les anciens et on va extraire de nouvelles ressources pour les nouveaux. Pour des serveurs très utilisés, souvent l’arbitrage est « oui », pour des équipements réseaux souvent, mais pour des terminaux la question peut être plus difficile. C’est un peu comme la prime à la casse pour les voitures. La réponse n’est pas forcément évidente d’emblée ».
Pierre Gaudillat
Responsable de projets scientifiques et techniques au Centre commun de recherche (CCR), Commission européenne
Pour rallonger la durée de vie des terminaux, une solution peut être de centraliser au maximum les calculs dans les centres de données pour éviter de solliciter le terminal de l’utilisateur et sa batterie. D’après Pierre Gaudillat, « selon la manière dont on code, si le calcul se passe sur le smartphone de l’usager ou en amont sur le serveur, cela va avoir toute une chaîne d’impacts. C’est bien plus performant environnementalement de le faire de façon centralisée, sachant que dès que l’on commence à faire des calculs sur le smartphone de l’usager, forcément les processeurs travaillent plus et il y a toute une problématique sur l’usage de la batterie qui va poser des problèmes d’obsolescence sur toute la machine ».
Les intervenants inciteraient donc à essayer d’effectuer un maximum de calculs dans les serveurs, plutôt que sur les terminaux. D’une part, les centres de données sont plus performants et bénéficient d’économies d’échelle. D’autre part, centraliser le calcul permet d’éviter de solliciter la batterie des smartphones et de raccourcir leur durée de vie, alors que les serveurs, eux, peuvent bénéficier de plusieurs cycles de vie, ce qui optimise l’empreinte carbone de leur fabrication et de leur recyclage (ou décyclage). À l’extrême, déporter les calculs des terminaux vers les serveurs reviendrait à avoir toute l’intelligence dans les serveurs et à ce que les terminaux soient « légers » mais « idiots ». Cela nécessiterait de s’interroger sur la capacité des infrastructures actuelles à supporter ce modèle, au risque d’effet rebond, ainsi que sur l’articulation avec les problématiques de liberté de choix et de cybersécurité. La question de l’impact énergétique des équipements en soulève donc beaucoup d’autres.
Considérer l’empreinte environnementale dans sa globalité
Par ailleurs, l’impact environnemental du numérique n’est pas uniquement énergétique : le numérique consomme aussi d’autres ressources, notamment de l’eau (pour le refroidissement des serveurs). Germain Masse indique que « l’eau est un point très important pour les data centers. Selon les stratégies de refroidissement, on peut se mettre à consommer énormément d’eau ou très peu. Dans notre cas, on consomme très peu d’eau, puisqu’elle est utilisée en cycle fermé. Mais certains acteurs peuvent utiliser beaucoup d’eau au profit de l’énergie, pour consommer moins d’énergie ».
En plus de la consommation d’eau, il est nécessaire de prendre en compte d’autres critères comme l’utilisation des métaux rares dans la fabrication des équipements et des terminaux. Sophie Quinton rappelle que « les impacts ne sont pas qu’énergétiques. On parle de pollutions de tout genre. En particulier, en ce qui concerne la phase de production et la phase de fin de vie, on parle de conflits pour l’ accès aux ressources, de problématiques d’eau, de problématiques de métaux et aussi, on parle d’humains, on parle d’impacts géopolitiques, liés par exemple à l’accès aux ressources ».
Existe-t-il des usages numériques futiles ?
Cet atelier voulait s’intéresser à l’impact du numérique sous l’angle des usages. La question a rapidement été posée par le public : « Qu’est ce qu’un usage responsable ? ». Il serait possible de répondre à cette question en pointant du doigt les usages « futiles ». Mais cela implique de faire une distinction entre les usages utiles et ceux qui sont futiles. Or, c’est un mauvais angle d’attaque.
Définir un usage futile résulte d’un « jugement moral » selon Sophie Quinton. Olivier Gérard, coordonnateur du pôle Médias-Usages du numérique à l’UNAF (Union nationale des associations familiales), indique aussi que « des usages qui peuvent être considérés comme futiles pour certains, peuvent être extrêmement utiles pour d’autres. Au final, l’important c’est que les consommateurs prennent conscience qu’ils ont aussi la nécessité de réfléchir, de repenser si l’usage est utile pour eux ou non, dans leur contexte, dans leur environnement ». La pandémie a d’ailleurs donné plus d’importance aux usages numériques : que ce soit pour les loisirs ou le travail, les usages ont significativement augmenté.
Ce que confirme Anaïs Aubert, adjointe à la cheffe de l’unité Analyse économique et intelligence numérique à l’Arcep : « les usages progressent […]1. On a une explosion des usages et donc la quantité de données transportée par les réseaux explose également ». À ce titre, elle tempère sur l’intérêt de considérer l’utilité des usages d’un point de vue réseau, puisque la consommation énergétique dépendrait de la technologie utilisée : « Sur les réseaux fixes, la consommation énergétique n’est pas vraiment dépendante des usages (hors saturation), car on mesure la consommation électrique pour une ligne donnée, c’est la ligne qui consomme […] En revanche, pour la consommation des réseaux mobiles, là, l’appréciation est différente, car pour mesurer, on regarde la consommation en kilowattheure par giga octets de données transmises ».
Olivier Gérard
Coordonnateur du pôle Médias-Usages du numérique, Union nationale des associations familiales (UNAF)
Trop questionner les usages peut aussi revenir à mettre toute la responsabilité sur le consommateur. Or, ce dernier n’est pas toujours en capacité de choisir ses usages. « La liberté de choix est extrêmement complexe à mettre en œuvre […]. On a face à nous une machine économique vers le numérique qui fait que le choix du consommateur est quand même extrêmement contraint » soulève Olivier Gérard.
Il faut donc impliquer les fournisseurs de services dans cette transition et les responsabiliser aussi. Anaïs Aubert soulève à ce titre que : « le consommateur doit être plus averti et doit faire des choix en connaissance de cause. Mais tout l’écosystème doit prendre sa part. […] C’est bien de responsabiliser les utilisateurs, mais pas seulement. Les services sont développés par des fournisseurs de contenus et applications, il faut les impliquer. Il y a des solutions pour essayer de limiter la consommation de bande passante […], par exemple désactiver l’autoplay, adapter les vidéos à la taille de l’écran, intervenir sur les publicités, éco-concevoir les applications pour moins consommer de bande passante. Cette éco-conception va avoir un impact sur la durée de vie des terminaux ».
Sophie Quinton note elle aussi qu’il est primordial d’impliquer tous les acteurs. Elle cite sur ce sujet « une étude de l’ADEME [qui] indique que pour que des efforts radicaux soient accepté, il faut que l’effort soit équitablement réparti ». Toutefois, selon elle, cela « laisse à entendre que la responsabilisation individuelle va se heurter à un statu quo – on veut bien faire des efforts, mais à condition que tout le monde fasse des efforts – d’où cette situation dans laquelle on se trouve de triangle d’inaction entre les entreprises, les consommateurs et l’État ».
Enfin, Olivier Gérard invite à faire un pas de côté et à ne pas prendre la question de l’impact environnemental de manière isolée. Il a appelé à articuler la question environnementale avec les autres questions sociétales auxquelles le consommateur doit répondre. Il relève qu’« il y a tout un ensemble d’enjeux qui se croisent et (que) finalement il faut éviter d’avoir des choix qui soient contraints pour le consommateur ou des discours injonctifs ».
Un besoin de données et méthodes partagées
L’atelier s’est conclu sur les messages que les participants voulaient porter. Faisant écho aux échanges qui se sont tenus pendant la discussion, tous ont indiqué que l’on manquait de données pour mesurer l’impact du numérique. Les participants ont fait état de leurs travaux en cours pour répondre à ce problème.
Anaïs Aubert insiste : « il faut continuer à travailler pour obtenir des données et des mesures cohérentes, partagées et plus fines ». Elle indique que l’Arcep « travaille à collecter ces informations […], en collaboration avec les acteurs. L’idée est d’intégrer les données de toutes les briques de l’écosystème, puisque on ne peut pas juste se concentrer sur les réseaux. Il faut aborder le problème de manière globale ». Olivier Gérard surenchérit : « il faut renforcer la sensibilisation et l’information, ce que la société civile fait. Mais il faudrait les renforcer à plus large échelle, car encore une fois les consommateurs peuvent être perdus face à la machine économique et numérique ».
Anaïs Aubert
Adjointe à la cheffe de l’unité « Analyse économique et intelligence numérique », arcep
Cela vaut aussi pour les effets positifs du numérique sur l’environnement, comme le rappelle Sophie Quinton : « la question de l’empreinte environnement du numérique pourrait se poser différemment si le numérique lui-même était un facteur de réduction de l’empreinte des autres secteurs. La situation actuelle c’est qu’on manque de données, et pour l’instant, les résultats ne sont pas là. Cela fait deux décennies qu’on entend parler de IT for Green. Pour l’instant si on prend les impacts directs des technologies en place et qu’on les met en face des gains apportés par les smart technologies, le compte n’y est pas ».
Germain Masse explique quant à lui travailler à fournir plus de données sur l’impact des centres de données, afin d’ « avoir des éléments assez concrets, pour qu’a minima les experts et si possible le grand public puissent s’approprier ces éléments pour pouvoir faire des comparaisons […] et mettre à disposition ces éléments, dans un premier temps dans une vue agrégée qui serait une moyenne de nos impacts, mais dans un second temps de pouvoir donner des éléments quasi temps réel sur ces impacts environnementaux à commencer par l’énergie et le carbone ». Les utilisateurs auront ainsi une meilleure vision de l’impact de leur consommation sur le centre de données. Idéalement, ces informations pourront permettre aux utilisateurs de se tourner vers les acteurs les plus vertueux. Mais cette concurrence vertueuse ne peut se créer que si les indicateurs fournis par les acteurs sont les mêmes : « Il faut qu’on statue sur une norme d’indicateurs ou un standard qui permettrait de pouvoir donner à nos clients le moyen de comparer ce qui est comparable et de faire des choix ».
Enfin, pour Pierre Gaudillat, les travaux sur la labellisation pourraient venir répondre à une partie du problème. Afin de permettre aux utilisateurs de choisir des services en tenant compte de leur impact : « nous développons des critères d’achats verts pour le public […] et nous travaillons avec les producteurs de la même manière que pour un Ecolabel qui va être orienté consommateur ».
Poser la question de la sobriété numérique à l’aune des usages ouvre ainsi une problématique qui dépasse la seule phase d’utilisation des outils et services numériques. Elle invite à considérer leur empreinte environnementale au-delà de leur coût énergétique, sur l’ensemble de la chaîne de valeur, de l’amont avec la phase de fabrication à l’aval avec la phase de recyclage ou décyclage. Elle invite, enfin, à considérer leur impact au-delà même de la question environnementale.
Germain Masse
Principal product experience manager, OVHcloud
À ce titre, ces enjeux induisent un arbitrage qui dépasse la nécessité d’avoir des données et méthodes partagées et devra relever d’un choix de société. Pour reprendre les termes de Sophie Quinton, face à l’urgence climatique, « comment choisit-on où on investit notre temps, notre énergie et notre argent ? ».
1 Voir à ce titre le « Baromètre du numérique » de l’Arcep.