Publication 23 mai 2019

Harcèlement en ligne des journalistes, avec Elodie Vialle

Interview d’Elodie Vialle, responsable du bureau Journalisme et technologie à Reporters sans frontières.

Pouvez-vous nous présenter Reporters sans frontières (RSF) en quelques mots ? 

Reporters sans frontières est une organisation internationale fondée en 1985 et qui défend la liberté de l’information. Nous sommes basés à Paris et présents partout dans le monde à travers un réseau de 130 correspondants et de treize bureaux (Washington, Taipei, Londres, Tunis, Rio etc.). Nous avons ouvert récemment deux nouveaux Bureaux, à Dakar et à San Francisco.

Nous documentons et dénonçons les exactions contre la liberté de la presse. En 2018, 80 journalistes ont été tués et notre Classement mondial de la liberté de la presse ne cesse de s’assombrir, révélant un climat de plus en plus hostile contre les médias, qui conduit les journalistes à exercer leur métier dans la peur. Même dans les pays démocratiques, la situation décline. Comme aux États-Unis, qui a perdu 3 places cette année et se retrouve à la 48ème position. Des journalistes sont également assassinés au sein même de l’Union européenne ! Quand la journaliste d’investigation Daphne Caruana Galizia a été assassinée à Malte, le 16 octobre 2017, elle faisait l’objet de plus de 40 procédures judiciaires pour diffamation. Un an et demi plus tard, l’enquête n’a toujours pas permis d’identifier le ou les commanditaires du meurtre.

Nous nous battons pour les journalistes et les journalistes citoyens emprisonnés, menacés dans leur intégrité physique. Nous nous mobilisons aussi contre les pressions judiciaires, économiques et contre d’autres « prisons invisibles » numériques : nous débloquons des sites de médias censurés, dénonçons aux côtés d’autres ONG la vente de logiciels de surveillance utilisés pour traquer les journalistes. Nous soutenons des médias, comme Radio Erena, pour qu’ils continuent à diffuser une information libre dans des pays dans lesquels la presse est soumise à un arbitraire absolu. Nous défendons un journalisme indépendant, libre et pluriel. Nous menons pour cela des actions de plaidoyer auprès des gouvernements, de la communauté internationale, et des nouveaux architectes de l’espace public numérique : les plateformes.

RSF a lancé la « Journalism Trust Initiative », pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ? Et plus globalement, comment votre organisation avance-t-elle sur la problématique de la désinformation en ligne ? 

Notre constat est clair : si la désinformation n’est pas nouvelle, son amplification via les caisses de résonance que sont les plateformes constitue une menace pour le journalisme, la liberté de l’information, et plus largement nos démocraties. C’est pourquoi nous avons lancé la Journalism Trust Initiative en mai 2018.

L’initiative vise à mettre en place des standards journalistiques, en s’appuyant notamment sur les chartes éthiques et les codes de conduite en vigueur dans la profession, pour favoriser – algorithmiquement ou via de meilleurs revenus publicitaires – les médias et individus qui respectent ces standards. L’idée est de permettre aux citoyens d’être davantage informés sur la fiabilité d’une source en ligne. RSF a lancé cette initiative avec l’Agence France Presse, l’European Broadcasting Union et le Global Editors Network. Il s’agit d’un processus de discussion inclusif : l’initiative réunit déjà plus d’une centaine de parties prenantes, dont l’UNESCO, des médias (BBC, RTL Groupe, France Télévision, Tamedia, etc.), des régulateurs (CSA, AGCOM pour l’Italie), des ONG comme Internews ou encore des associations représentatives de journalistes. Le processus se déroule sous l’égide de l’organisation de normalisation française AFNOR, de son équivalent allemand DIN, et ce au nom du Comité européen de normalisation (CEN).

Nous pensons finaliser le processus à la fin de l’année, et le mettre en oeuvre début 2020. Une « Technical Task Force » est notamment chargée de réfléchir à la traduction technique de ces critères, sous forme de « signaux » qui pourraient être lus par les plateformes par exemple. Le World Wide Web Consortium, qui travaille sur les standards du web et des acteurs comme NewsGuard, Transparent Journalism Tool (TJ Tool) ou Global Disinformation Index, font partie de ce groupe technique. Tout comme des entités structurantes de l’espace public numérique, comme Google.

RSF a publié en juillet 2018 un rapport sur le harcèlement en ligne des journalistes. Quelles sont vos principales recommandations en la matière ?

Le harcèlement en ligne constitue une menace bien réelle pour les journalistes. Dans de nombreux régimes autoritaires, ce sont de véritables armées de trolls qui orchestrent ces campagnes de désinformation et de contenus haineux à l’égard des journalistes, n’hésitant pas, comme en Inde, à dresser des « hit-lists » de journalistes à intimider. L’objectif est de discréditer les journalistes pour décrédibiliser leur message, de les pousser à la déconnexion et au silence via l’envoi massif de menaces de mort, de viol. Une journaliste récompensée par le Prix du Courage 2018 de RSF, Swati Chaturvedi, en a tiré un livre, I am a Troll, dans lequel elle interviewe ses propres trolls. Sans surprise, les femmes sont particulièrement visées : près d’une femme journaliste sur trois envisage de renoncer à ce métier à cause des menaces subies en ligne, selon une étude menée par l’International Women Media Foundation et TrollBusters.

Dans le rapport de RSF, nous dressons 25 recommandations (il faut scroller à la fin du rapport pour les lire, p31). Les États doivent évidemment s’interdire d’avoir recours à des agents d’influence et de déstabilisation en ligne. Nous leur demandons aussi de mieux prendre la mesure du phénomène, en mettant par exemple en place des mécanismes d’alerte, d’intervention et de réparation pour les victimes de cyber-harcèlement. ll est par ailleurs nécessaire d’encourager davantage la recherche. Les plateformes doivent jouer le jeu. Certains comptes de journalistes sont régulièrement bloqués sur les réseaux sociaux du fait de leur signalement par des cyber-activistes désireux de les faire taire. Dans certains régimes comme en Égypte, dans un contexte où les sites des médias sont censurés et où la presse n’est pas libre, ces comptes sont un bouclier pour les journalistes, leur seul espace pour s’exprimer. Nous demandons aux plateformes de nous aider plus activement à régler ces situations.

Par ailleurs, il est essentiel que les responsables des rédactions et de groupes de presse mettent en place des protocoles internes. Le harcèlement en ligne est devenu un risque professionnel pour les journalistes. Lorsqu’un incendie se déclenche dans une entreprise, chacun sait (ou est censé) savoir ce qu’il doit faire. Parce qu’il existe des protocoles. Les journalistes doivent être davantage soutenus lorsqu’ils font face à ces attaques, et c’est une idée qui a aussi été rappelée, en France, lors des Etats généraux des femmes journalistes organisés par le collectif Prenons la Une en avril dernier. Nous recommandons notamment aux rédactions d’organiser des formations, de renforcer la sécurité digitale. Et nous conseillons aux journalistes de faire les signalements aux plateformes, de conserver des preuves, et de porter plainte. Des victoires peuvent être obtenues : des cyber-harceleurs de la journaliste Nadia Daam ont en effet été condamnés en juin dernier.


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