Publication 27 octobre 2017
Internet et crise de désenchantement, avec Romain Badouard
Rappelez-vous. Il n’y a pas si longtemps, une dizaine d’années, Internet était synonyme de liberté d’expression, de démocratisation du savoir et d’horizontalité des rapports. Et aujourd’hui ? On ne parle que de fake news, de rumeurs ou de trolls… Que s’est-il passé ? Romain Badouard, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Cergy-Pontoise, livre avec Le désenchantement de l’Internet. Désinformation, rumeur et propagande (FYP Éditions, 2017) une synthèse des enjeux politiques d’internet en retraçant les grands débats de l’ère dite de la « post-vérité ». Comment dépasser ce « désenchantement » ? Rencontre avec le chercheur.
Facebook est devenu la principale source d’information des internautes. En quoi est-ce un problème ?
Le problème, c’est la manière dont l’information vient aux internautes. Lorsqu’ils s’informent sur Google, ils sont dans une posture active de recherche d’information et donc opèrent un travail de sélection. Lorsqu’ils s’informent sur les réseaux sociaux, ils adoptent une posture passive : l’information vient à eux via des recommandations de leurs proches. C’est le changement fondamental. Or, nous savons que sociologiquement parlant, nos proches sont ceux qui partagent le plus nos opinions.
Des proches qui peuvent être enclins à partager des fake news ou des rumeurs…
Attention ! Internet ne rend pas les citoyens plus crédules ou agressifs. Internet agit comme un simple révélateur des niveaux de crédulité et de défiance qui traversent la société. Nous vivons un moment historique singulier et Internet en est le reflet.
La sociologie des rumeurs nous a montré que les individus qui partagent et font circuler ces rumeurs ne croient pas forcément en leurs contenus. Ils adhèrent bien plus à la vision du monde sous-jacente à ces rumeurs.
Les rumeurs politiques sont aujourd’hui produites, pour la plupart, par des réseaux d’extrême droite. Elles vont alors se focaliser par exemple sur la trahison des élus, ou encore le fonctionnement sectaire des médias. En cela, elles traduisent un mouvement de défiance d’une part de plus en plus importante des citoyens vis-à-vis des élites politiques et intellectuelles.
La place prise par Facebook, Twitter, Google et consorts dans l’information des citoyens a-t-elle transformé le processus démocratique ? Ces entreprises du numérique sont-elles devenues des ennemies de la démocratie ?
Ces entreprises ne sont pas devenues à proprement parler des ennemies de la démocratie. Elles restent encore aujourd’hui les propriétaires d’outils et de plateformes qui servent la liberté d’expression, en permettant à tout un pan de la population jusqu’alors exclue de l’espace médiatique de pouvoir prendre la parole publiquement.
Ce qui change aujourd’hui, c’est le comportement des propriétaires de plateformes. Dans le passé, ces derniers avaient toujours refusé d’agir sur les contenus, adoptant une posture de plombier — nous nous occupons de concevoir et gérer l’infrastructure, c’est-à-dire les tuyaux, mais pas les contenus qui circulent en leur sein. Mais la donne a changé et les géants du Web se permettent désormais de filtrer les contenus, de référencer ou non des sites, de supprimer arbitrairement des comptes…
Deux événements sont à l’origine de ce basculement majeur : d’une part l’expansion des discours de haine sur Internet qui a poussé certaines juridictions à réguler les contenus circulant sur les plateformes, d’autre part les attentats de 2015 et l’essor de la diffusion de la propagande djihadiste sur les réseaux sociaux.
Est-ce aux entreprises du numérique de réguler les contenus ?
Nous pensons tous sans exception qu’il est juste de lutter contre la propagande djihadiste. Mais cette délégation d’un pouvoir de censure — in fine de régulation — à des firmes privées qui poursuivent des intérêts économiques propres pose la question du futur de la liberté d’expression. Et ce d’autant plus que les Etats laissent à ces entreprises une relative autonomie dans l’exercice de leur pouvoir de régulation.
Comment dépasser ce « désenchantement de l’Internet » ?
J’identifie plusieurs leviers d’action complémentaires.
Les Etats, tout d’abord, ont clairement un rôle à jouer, en reprenant la main sur la régulation et en ne laissant pas les détenteurs des plateformes en totale autonomie face aux pratiques des internautes.
Les médias doivent également avoir un rôle clef à jouer au niveau de l’information et de la vérification des informations. Des initiatives émergent, à commencer en France par le Decodex du Monde. Les outils de ce type se donnent pour objectif de juger une information non pas pour ce qu’elle dit, mais par la manière dont elle a été élaborée, en fixant par avance des critères objectifs partagés par la profession journalistique et transparents vis-à-vis des lecteurs.
Il est aussi nécessaire de venir renforcer l’éducation aux médias pour sensibiliser les plus jeunes à ces enjeux, leur apprendre à évaluer la crédibilité d’une information, à la réutiliser dans le cadre d’un dialogue sur Internet. Il y a une urgence en France à renforcer ces enseignements et à leur accorder une place plus conséquente. En Scandinavie, des réformes vont entrer en vigueur en 2018 pour sensibiliser les enfants dès l’école primaire à identifier des fake news et des sources d’information en ligne fiables.
Enfin, la société civile et les citoyens eux-mêmes ont un rôle à jouer, en ne laissant pas Internet et l’espace du débat aux voix les plus rétrogrades, en publicisant d’autres types d’arguments qui seraient plus progressistes.
Écoutez le podcast de la rencontre avec Romain Badouard.