Publication 16 avril 2020

Accès à Internet : enjeux et risques, avec Nate Talbot

Directeur du Detroit Blockchain Center (DBC)

Trois questions à Nate Talbot, Directeur du Detroit Blockchain Center (DBC).

Tout d’abord, pouvez-vous nous expliquer les enjeux de la couverture numérique aux États-Unis et les actions entreprises par le Detroit Blockchain Center pour y répondre ?

Comme il s’agit de la première économie mondiale, on imagine souvent que tous les Américains ont accès à Internet et disposent des meilleures technologies. Pourtant, selon l’OCDE, en 2017, seulement 78% de la population américaine déclarait disposer d’un accès à Internet.

Le défi majeur de la couverture réseau aux États-Unis est de développer un accès équitable à Internet. Suite à l’adoption de différentes lois dans plusieurs États du pays, les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) disposent de contrats exclusifs. Les entreprises de télécommunications font pression sur les législateurs pour qu’ils adoptent des lois restrictives en matière de concurrence (le PEW Research Center a recensé plusieurs de ces lois sur son site). En conséquence, la plupart des Américains font face à des options limitées pour leur accès à Internet, avec en moyenne 1 à 3 fournisseurs d’accès dans une zone donnée. Le peu de choix dont disposent les utilisateurs laisse le champ libre aux FAI, qui fournissent une qualité de service minimale à des prix extraordinairement élevés (surtout par rapport à des pays dont la situation économique est comparable à celle des États-Unis). Construire ou mettre à niveau le réseau dans les quartiers et les villes à faible revenu, dans les zones rurales du « dernier kilomètre » et dans certains États à faible densité de population est considéré comme non rentable par les FAI.

En bref, cela laisse des millions d’Américains avec une couverture de très faible qualité (10Mbs s’ils sont chanceux) ou sans aucun service Internet (les ménages dépendent alors de leur abonnement mobile pour accéder à Internet, mais la facture monte rapidement du fait de la consommation de données). Le Detroit Blockchain Center (DBC) considère qu’il s’agit là d’une question de droits humains : s’il y a vingt ans, l’accès à Internet était surtout un loisir, il est aujourd’hui devenu un besoin essentiel. Pour le DBC, les réseaux maillés sont une réponse à ce problème. En permettant à une communauté de partager des services internet de haute qualité, non seulement la qualité moyenne du service s’améliore, mais le prix par utilisateur diminue.

Par ailleurs, l’utilisation d’un réseau maillé permet d’améliorer la protection de la vie privée. Les réseaux maillés, par nature, agissent comme une sorte de réseau privé virtuel (VPN). Dans le climat actuel où de nombreuses entreprises et gouvernements repoussent les limites de la protection de la vie privée et du droit à l’information, les communautés qui utilisent ces réseaux mettent ainsi en place une couche de sécurité supplémentaire pour protéger le respect du droit à la vie privée.

Plus particulièrement quel est le principe du mesh network que vous souhaitez mettre en place à Detroit, et quelle est la place de la technologie blockchain dans ce dispositif ?  

La différence entre le réseau maillé de DBC et la plupart des autres réseaux maillé est l’utilisation de la technologie blockchain, fournie par Althea, pour les paiements. La plupart des réseaux maillés reposent sur des dons, des subventions et autres moyens altruistes pour fonctionner. Les organisateurs doivent alors ouvrir un compte externe afin de gérer la facturation, la collecte et les contraintes financière pour maintenir le réseau. L’utilisation de crypto-monnaies et de « smart contracts » avec la blockchain permet aux utilisateurs de créditer simplement leur routeur, comme ils le feraient avec une carte cadeau, et de laisser le logiciel de routage de chaque participant gérer les paiements et la collecte des fonds. Cela réduit considérablement l’investissement nécessaire aux organisateurs pour assurer la comptabilité et, grâce à l’utilisation de la technologie blockchain, le mécanisme de paiement est transparent, résistant à la censure et permet au réseau de s’autofinancer.

En outre, chacun peut contribuer au développement du réseau en permettant à ses voisins d’y accéder, en devenant soi-même un relais vers l’Internet, en toute sécurité et en toute confidentialité. Les paiements effectués par chaque personne qui accède à l’internet par le réseau sont répartis entre ceux qui relaient le signal au point d’accès principal. Ainsi, les utilisateurs qui contribuent à la propagation du réseau maillé sont rémunérés pour avoir simplement aidé un voisin à accéder à Internet. Dans des communautés où la plupart des individus ont de maigres revenus, à mesure que le réseau se développe, les utilisateurs peuvent recevoir l’équivalent ou un peu plus de ce qu’ils dépensent chaque mois pour leur propre accès, ce qui leur permet de réduire leur facture Internet, voire même de bénéficier de l’accès gratuitement.

Bien que ce type d’architecture soit à la disposition de toute personne intéressée par une meilleure approche de l’Internet, elle est particulièrement précieuse pour les individus  vivant dans les zones rurales et les zones à faibles revenus. Ces derniers ne sont plus limités par le choix restreint et les tarifs élevés qui leur sont proposés. Ils peuvent désormais accéder à des services que la plupart de la population considère comme acquis, comme l’accès à l’éducation.

Avec la crise sanitaire du Covid-19, nous vivons une situation sans précédent qui soulève un certain nombre de questions autour des usages numériques. Comment appréhendez-vous cette situation ? Comment poursuivez-vous vos activités dans ce contexte ?

Comme nous le réalisons dans le cadre du Covid-19, les familles dépendent de leur accès à Internet. Les employés sont obligés de travailler à domicile et de participer à des réunions vidéo pour conserver leur emploi, les étudiants doivent poursuivre leurs études en ligne, les personnes dont les conditions de santé ne mettent pas leur vie en danger sont invitées à utiliser les services de télémédecine. Les opérations bancaires, les demandes d’allocations de chômage, le paiement des factures et même les achats, nécessitent désormais un accès à Internet. Avant cette crise mondiale, de nombreuses personnes considéraient que l’accès aux services internet était un problème réservé aux pays pauvres ou en développement, et non comme un problème touchant un pays comme les États-Unis. Maintenant que nous sommes obligés de connecter les habitants, ici et dans d’autres pays industrialisés, nous espérons que cette situation permettra aux gens de réaliser que « se contenter d’utiliser le café local ou le McDonald’s du coin » n’est pas une approche réaliste, et que la nécessité d’un Internet de haute qualité ne se limite pas à l’accès aux médias sociaux ou à Netflix.

Étant donné que de nombreuses organisations font basculer des services essentiels en ligne et exigent que les citoyens utilisent ces services sous peine d’exclusion (nous considérons qu’être obligé de faire la queue en pleine pandémie ou de disposer de lignes téléphoniques saturées, sont des formes d’exclusion), l’accès à Internet devrait être considéré comme un droit humain fondamental au même titre que l’accès à l’eau potable et à l’électricité.