Publication 16 février 2022

Modération des contenus en ligne, avec Pierre-Yves Beaudouin

Ancien président de Wikimédia France et membre de son conseil d'administration dédié aux thématiques de plaidoyer

À l’approche de l’élection présidentielle, Renaissance Numérique a lancé, en partenariat avec L’Express, le cycle de rencontres « Débat Numérique 2022 ». Alors que le numérique est aux abonnés absents des débats de la campagne, cette série de trois dialogues vise à mettre en lumière les grands enjeux liés au numérique pour le prochain quinquennat. Pour ce faire, les organisateurs donnent la parole à des actrices et acteurs clés de la société numérique, invités à partager leur expertise et confronter leurs points de vue. La première édition de ces rencontres était dédiée à l’espace public en ligne. Pierre-Yves Beaudouin, ancien président de Wikimédia France et membre de son conseil d'administration dédié aux thématiques de plaidoyer, est intervenu à cette occasion. Dans cette interview, il revient avec nous sur quatre enjeux qui selon lui devraient être des points d’attention pour le prochain quinquennat.

Le débat public tend à résumer l’espace en ligne aux grandes plateformes numériques. Lors du débat, vous avez expliqué que cette vision avait des effets de bord pour l’écosystème en ligne. Lesquels sont-ils ?

Il y a de nombreux obstacles qui se dressent face aux petits et moyens acteurs car tout est fait pour les gros acteurs. Par exemple, Wikipédia n’est quasiment jamais invitée dans les enceintes de dialogue sur la régulation. Il faut sans arrêt que Wikimédia France demande à assister aux réunions qui réunissent les grands acteurs du web pour que l’on soit autour de la table (auditions parlementaires, commission Bronner, lancement de Viginum, réunions ministérielles…). Cela demande des efforts supplémentaires (veille, réactivité) que n’ont pas besoin de faire les trois gros acteurs (Google, Meta et Twitter) car ils sont automatiquement dans les discussions.

La mise en œuvre est également taillée sur mesure pour ces grands acteurs : très peu de temps pour faire les changements prévus par les lois, nécessité d’avoir un interlocuteur unique par pays. C’est calqué sur une multinationale mais ne correspond pas au fonctionnement d’une plateforme communautaire comme Wikipédia. Du coup, sur ce point, Wikipédia est par exemple la seule plateforme à ne pas être considérée conforme à la loi contre la manipulation de l’information. Nous essayons également de faire comprendre aux pouvoirs publics que, dans une plateforme fonctionnant de manière horizontale et décentralisée, les réformes prennent du temps. C’est un des critères essentiels à la participation du plus grand nombre au fonctionnement de la plateforme. Mais cela vient en opposition aux changements fréquents des lois et au souhait des pouvoirs publics de les appliquer immédiatement.

Le Web est aussi un espace d’affrontements. Dans le cadre de cette discussion, nous sommes revenus sur les menaces en termes de manipulation d’information. Comment traitez-vous ces enjeux de modération sur votre site Wikipédia ?

L’unicité des articles permet à Wikipédia d’échapper à la plupart des problèmes. Vu qu’il n’y a qu’un article par sujet, les rédacteurs doivent collaborer pour rédiger l’article. Ensuite, l’opinion des rédacteurs ne compte pas et ne doit pas se retrouver dans l’article. C’est un travail de synthèse de sources fiables qui est demandé aux rédacteurs. Enfin, contribuer à Wikipédia est chronophage et requiert un temps d’apprentissage. Tout ceci, plus une modération stricte, protège le site de la plupart des dérives constatées sur d’autres plateformes.

Mais il faut rester humble et continuer de s’améliorer car il arrive que certaines versions linguistiques de Wikipédia dérapent. À cet égard, le cas le mieux documenté est celui de la version croate de Wikipédia. Un rapport commandé par la Fondation Wikimédia met en évidence la mainmise d’un groupe d’acteurs d’extrême droite niant les crimes commis par les Oustachis pendant la Seconde Guerre mondiale. Les individus qui ont tenté de supprimer les passages biaisés ont été harcelés et bloqués indéfiniment de l’encyclopédie en écriture sous divers prétextes.

Nous n’avons jamais eu autant d’initiatives législatives et publiques dédiées à la question de la modération des contenus en ligne que depuis ce dernier quinquennat. Quel bilan faites-vous de ces actions ?

Le message des pouvoirs publics en matière de modération a sans doute été entendu par les opérateurs de plateformes et des améliorations vont peut-être être constatées dans les années à venir. Néanmoins, il y a un grand absent : l’internaute qui tient des propos répréhensibles. Tout miser sur la modération algorithmique et humaine des plateformes sans s’attaquer à la source du problème me semble voué à l’échec. Par exemple, Wikipédia a un gros souci avec le vandalisme commis depuis les établissements scolaires. L’encyclopédie tente de réparer les bêtises commises par les élèves, mais le problème n’a pas disparu et personne dans la société ne s’en soucie.

Pierre-Yves Beaudouin

Ancien président de Wikimédia France et membre de son conseil d'administration dédié aux thématiques de plaidoyer

« Tout miser sur la modération algorithmique et humaine des plateformes sans s’attaquer à la source du problème me semble voué à l’échec. Par exemple, Wikipédia a un gros souci avec le vandalisme commis depuis les établissements scolaires. L’encyclopédie tente de réparer les bêtises commises par les élèves, mais le problème n’a pas disparu et personne dans la société ne s’en soucie. »

Ma deuxième crainte est de voir disparaitre l’environnement juridique qui a vu émerger Wikipédia et d’autres acteurs. L’encyclopédie s’est développée sans aide des pouvoirs publics. Ni soutien politique, ni subvention, ni don en nature. Mais l’environnement juridique mis en place par les législateurs américains et européens dans les années 2000 nous a permis de bâtir petit à petit nos organisations. Il faut veiller à ne pas faire peser trop de contraintes bureaucratiques sur les petits acteurs.

Selon vous, les Européens devraient être plus présents sur ces débats à l’international. Pourquoi ?

Les pouvoirs publics doivent veiller à ce que le web ne se fragmente pas sous la pression des États. Contrairement à Google Maps qui propose une carte de la Chine différente selon d’où vous vous connectez, Wikipédia propose encore un contenu unique dans le monde entier. Mais cela déplait à certains gouvernements. Le gouvernement indien par exemple, menace de bloquer Wikipédia car les internautes peuvent y voir les frontières officielles et les zones contestées de leur pays.

Les pouvoirs publics doivent réaliser qu’un acteur culturel en ligne comme Wikipédia est aussi important qu’un journal papier ou un musée. Dès lors que l’un est attaqué, il est de notre devoir à nous, Français et Européens, de le défendre.