Publication 17 janvier 2023
Démocratie, régulation et données personnelles, avec avec Frank McCourt
Le Project Liberty se présente comme « une initiative visionnaire visant à transformer le fonctionnement d’Internet, les modalités de possession et de contrôle des données personnelles, et les destinataires des bénéfices de l’économie numérique. » Pouvez-vous nous en dire plus sur cette initiative ?
Project Liberty vise à tirer profit de l’évolution de la technologie numérique pour améliorer cette dernière et pour redonner aux utilisateurs le contrôle de leurs données. Nous profitons du passage actuel du Web2 au Web3 pour innover, réinventer et redéfinir le fonctionnement des technologies. Project Liberty n’est pas un projet technologique. C’est un projet en lien avec la démocratie, qui promeut un avenir meilleur à cet égard. Il comporte un volet « Technique » très puissant, axé sur le développement d’un protocole – le Decentralized Social Networking Protocol 1 (DSNP) -, mais aussi un volet « Gouvernance », un volet « Mouvement » et un volet « Politique ». Il faut imaginer cela comme un diagramme de Venn avec « Technologie », « Gouvernance », « Mouvement » et « Politique » composant quatre cercles, avec Project Liberty à leur intersection.
L’Europe a beaucoup travaillé à la mise en place d’un cadre réglementaire et d’objectifs en matière de politiques publiques dans le domaine des technologies et des usages numériques. L’enjeu est maintenant d’amener les grandes entreprises technologiques à s’y conformer. L’approche de Project Liberty est fondamentalement différente. Bien que nous admirons le travail réalisé par les régulateurs européens, nous sommes convaincus que la réglementation, en soi, ne peut être la seule réponse. Ces entreprises sont trop grandes, trop puissantes, elles évoluent trop vite. C’est une bataille perdue d’avance que de supplier les grandes entreprises technologiques de se conformer à ces objectifs. Au lieu de cela, il faut innover en gardant ces objectifs à l’esprit, et concevoir la technologie de façon à ce qu’elle contribue à une démocratie saine.
Nous voulons donner le choix aux gens : actuellement, nos données nous sont confisquées et sont utilisées par les entreprises technologiques. Nous consentons à ceci lorsque nous acceptons leurs conditions générales d’utilisation, que personne ne lit. Au final, nous ne savons pas ce que ces entreprises font de nos données. Ces dernières années, nous avons par ailleurs pu constater que ces données peuvent être utilisées y compris sans notre consentement. L’objectif de Project Liberty est de redonner aux individus le contrôle de leurs données, afin qu’ils puissent décider de ce qu’ils en font. Lorsque nous avons le contrôle, certes nous pouvons faire de mauvais choix, mais au moins ce ne sont pas les mauvais choix de quelqu’un d’autre.
En outre, plutôt que de laisser quelques plateformes bénéficier de ces données, imaginez qu’une partie de ces bénéfices soit partagée avec les utilisateurs eux-mêmes. Ils pourraient alors être rémunérés, par exemple, et nous aurions un modèle économique beaucoup plus sain et équitable.
Pour résumer, nous avons une structure technologique qui, selon moi, est fondamentalement défectueuse et ne sera jamais réglementée de manière satisfaisante. Nous devons améliorer la technologie, et telle est l’ambition de Project Liberty : transformer la façon dont Internet fonctionne, et redonner la propriété et le contrôle aux gens afin qu’ils puissent décider de ce qu’ils souhaitent faire de leurs données. Nous disposons aujourd’hui de nouvelles possibilités à cet égard, grâce à la nouvelle génération de technologies numériques, le Web3.
Qu’est-ce qui vous a motivé à lancer ce projet, et pourquoi le lancer maintenant ?
Je pense que c’est très lié à mon éducation. J’ai toujours été encouragé non seulement à identifier des problèmes, mais surtout à trouver des solutions pour les résoudre. Je suis également issu d’une famille de bâtisseurs (littéralement), et Project Liberty s’inscrit dans cette optique : innover, construire, agir sur le problème, et pas seulement se plaindre de son existence.
De plus, je ne veux pas vivre dans une autocratie. Pourtant, nous avons conçu des technologies numériques autocratiques. La conception actuelle de ces technologies, où tout le monde est surveillé en permanence, où nos données sont rassemblées dans un lieu central et où quelques individus décident de quoi en faire, ne me semble pas très démocratique. Et cela se déroule sous nos yeux : Twitter est désormais dirigé par un seul individu qui décide de la forme de la gouvernance et de la façon dont les données sont utilisées. Nous proposons de nous réapproprier l’un des droits les plus importants que nous avons dans une société numérique, à savoir la maîtrise de nos données.
La société se comporte comme une biche prise dans les phares d’une voiture. Nous avons trop longtemps été figés, pensant que la technologie numérique devait fonctionner de la façon dont elle fonctionne actuellement. Nous tentons d’adopter des réglementations afin de limiter les dégâts, au lieu de nous réveiller et de réaliser que des protocoles alternatifs pourraient nous permettre de redéfinir le fonctionnement de la technologie, au bénéfice de la démocratie et des droits individuels. Nous ne devrions pas considérer la technologie numérique comme une grande construction hyper puissante sur laquelle nous n’avons aucun pouvoir ou contrôle.
J’ai donc parlé à Braxton Woodham de la possibilité de tirer parti des nouvelles technologies émergentes pour créer un protocole qui permettrait la création d’un graphe social universel décentralisé. C’est ainsi qu’est né le projet DSNP. Le Web2 est un « Internet des données ». Le Web3, lui, va donner naissance à un « Internet des données et de la valeur ». Les gens auront des portefeuilles, seront à même de fixer des conditions par le biais de smart contracts, et ainsi de suite. Cela libère un potentiel énorme pour la société et les individus, d’une manière qui pourrait être incroyable, mais à condition que nous redéfinissions le fonctionnement même de la technologie numérique.
Frank McCourt
Fondateur, Project Liberty
Pourquoi avez-vous choisi d’établir l’Institut McCourt, qui se concentre sur le volet « gouvernance » du projet, en Europe, et pourquoi spécifiquement à Sciences Po ?
L’un des quatre volets de Project Liberty concerne en effet la gouvernance. Nous ne pouvons laisser les acteurs de la tech concevoir seuls notre avenir. Nous avons donc voulu réunir des experts en sciences sociales et des experts en informatique. L’objectif de l’Institut McCourt est précisément celui là : mobiliser l’expertise des sciences sociales en la matière. Nous avons délibérément choisi deux écoles qui ne sont pas des écoles d’ingénieurs, qui sont réputées pour leurs travaux dans le domaine des sciences sociales et qui sont axées sur le bien commun, afin d’émettre un signal clair : les spécialistes des sciences sociales doivent être impliqués. Nous avons choisi l’Université de Georgetown (Washington DC) et Sciences Po Paris comme partenaires fondateurs, car nous voulions être sûrs d’avoir initialement un partenaire américain et un partenaire européen. Cependant, nous invitons maintenant d’autres personnes à nous rejoindre, et d’autres encore nous rejoindrons. Project Liberty ne vise pas à créer un club exclusif. L’idée est d’ouvrir les portes pour embarquer des personnes qui se soucient profondément de l’avenir et veulent voir le monde fonctionner mieux. En outre, l’engagement d’experts largement reconnus dans le domaine des sciences sociales a été un point de validation très important du projet. Il nous a permis de le façonner et de l’affiner, de le consolider et d’augmenter nos chances de réussite. Cela crée une belle dynamique et nous annoncerons bientôt d’autres partenaires.
Twitter a récemment été racheté par Elon Musk, qui a annoncé son ambition de « libérer l’oiseau ». Ce changement a ravivé l’intérêt des internautes pour les réseaux sociaux décentralisés. Où se place Project Liberty dans ce contexte ?
Les choses s’accélèrent très rapidement, et nous travaillons à la mobilisation de partenaires majeurs pour chacun des quatre volets de Project Liberty. Notre initiative n’entend pas refaire ce que d’autres font déjà. Au contraire, notre état d’esprit est « trouvons qui le fait bien et invitons les à participer au projet ». Project Liberty se présente ainsi comme un tissu conjonctif, un environnement collaboratif. Son approche se base sur un travail d’équipe : plus nous serons nombreux à tirer des fils dans la même direction, plus vite nous pourrons avancer et faire changer les choses.
Pour ce qui est des prochaines étapes, il nous faut développer l’organisation (nous avons récemment engagé un PDG pour le projet) et continuer d’embarquer des organisations partageant des idées similaires, intéressées par un ou plusieurs des quatre volets et pouvant apporter une réelle valeur ajoutée. Cela semble simple, car ça l’est, mais cela reste complexe à mettre en œuvre. Nous devons ensuite diffuser le DSNP le plus largement possible et commencer à élaborer des cas d’usage. Nous avons annoncé notre premier partenariat de mise en œuvre avec le réseau social MeWe, et 20 millions d’utilisateurs sont maintenant en train de migrer vers le DSNP. Il faut imaginer une migration de l’ordre d’un milliard d’utilisateurs du monde entier vers le DSNP au cours des prochaines années. Encore une fois, il ne s’agit pas d’un milliard d’utilisateurs qui migreraient vers une seule application, mais d’un milliard d’utilisateurs qui migrent vers un écosystème décentralisé.
La portabilité des données sera un élément clé. Aujourd’hui, vous pouvez quitter les grandes plateformes, mais vous ne pouvez pas emporter vos données avec vous. Imaginez un monde où vous pourriez être sur n’importe quelle application et utiliser vos données. Ces nouvelles applications pourraient également être interopérables : vous pourriez être sur l’application A et moi sur l’application B, et nous pourrions discuter.
J’en viens maintenant aux modèles économiques. Aujourd’hui, si vous créez une application, vous ne pouvez pas concurrencer les plateformes qui comptent des milliards d’utilisateurs. Au lieu de cela, vous allez espérer que ces grandes entreprises rachètent la vôtre. C’est ça le business plan, actuellement. Imaginons maintenant que le stockage soit décentralisé – ce qui est également plus sûr et moins “piratable” –, tout le monde pourrait alors bénéficier des effets de réseau des données en créant une application par dessus ce graphe social universel. Le DSNP sera associé à d’autres protocoles qui auront une incidence sur des éléments tels que le stockage, etc. Tous ces protocoles vont créer une nouvelle architecture. Toutes sortes d’applications vont voir le jour, avec plus ou moins de succès. Ainsi, nous allons assister à une grande création de valeur, mais celle-ci sera partagée entre les utilisateurs et les créateurs de ces nouveaux cas d’usage. Cela sera plus équitable.
Frank McCourt
Fondateur, Project Liberty
Project Liberty vise à créer ce que vous appelez un « Mouvement », dans le cadre de vos quatre volets. Comment entendez-vous y parvenir ?
Les mouvements se produisent lorsque les gens s’intéressent à un sujet, lorsque les jeunes hommes et femmes dans les écoles et les universités se saisissent de certaines questions. Quand j’étais à l’université, c’était la guerre du Vietnam. Les étudiants se sont impliqués, se sont organisés et ont tissé des liens avec d’autres personnes. D’un coup, un mouvement s’est créé et est allé jusqu’à influencer l’opinion publique et les décisions politiques. Nous devons alimenter un mouvement, donner aux gens un projet qui les enthousiasme et laisser la société civile s’impliquer. Project Liberty est un connecteur. Notre ambition est d’aider les acteurs et les experts à accélérer et amplifier leur travail. La meilleure façon d’y parvenir est de mettre en relation des personnes partageant des idées similaires.
60 organisations ont rejoint Unfinished et le réseau continue de se développer. Aujourd’hui, ces organisations axées sur l’impact sont également affectées par le fonctionnement des réseaux sociaux. Leurs propres données sont utilisées. Ne serait-il pas préférable qu’elles puissent utiliser une technologie alignée sur leurs valeurs ? Les organisations s’intéressent à la technologie et souhaitent s’engager. Ce que nous proposons, c’est un projet. Nous ne demandons pas aux gens de s’engager pour le reste de leur vie ou de leur carrière. Nous leur demandons de faire de leur mieux et de consacrer une partie de leur énergie à la résolution de ces problèmes. C’est le début d’un espace d’exploration.
Avez-vous constaté une quelconque réaction des grandes entreprises de la tech vis-à-vis de Project Liberty et ce qu’il défend ? Travaillez-vous avec ces acteurs à la création de nouveaux modèles, qui favoriseraient des utilisations plus éthiques de leurs plateformes ?
En décembre dernier, Jack Dorsey a tweeté : « Twitter finance une petite équipe indépendante composée de cinq architectes, ingénieurs et concepteurs de logiciels libres afin de développer une norme ouverte et décentralisée pour les réseaux sociaux. L’objectif, à terme, est que Twitter applique cette norme. » Cela ressemble beaucoup au DSNP, non ? Quand Elon Musk a annoncé qu’il rachetait Twitter, je lui ai envoyé une lettre, ainsi qu’à tous les membres du conseil d’administration de Twitter. Je leur ai dit que s’ils étaient sérieux quant au sujet de la démocratie et de ce projet, nous avions un protocole déjà construit, prêt à être publié. Je leur ai dit que nous serions heureux de les aider et de travailler ensemble. Je n’ai pas eu de réponse jusqu’à une semaine avant la conclusion de l’accord. J’ai alors renvoyé la lettre, comme ils me l’ont demandé, et n’ai plus eu de nouvelles depuis.
À part cela, nous n’avons pas d’interactions avec les grandes entreprises de la tech, et je ne m’attends pas nécessairement à en avoir, étant donné que nous construisons une architecture différente de la leur. Je ne suis pas sûr que ces acteurs changeront, à moins qu’un mouvement général n’apparaisse. C’est pourquoi le volet « Mouvement » de Project Liberty est si fondamentalement important. Sans cela, il n’y a pas d’incitation pour les grandes entreprises à changer. J’ai vu beaucoup de choses qui méritaient de changer dans le monde, qui n’ont pas nécessairement changé jusqu’à ce que les gens s’impliquent et forcent le changement. C’est un défi, car nous avons affaire à de grandes entreprises qui ont une avance considérable. Mais j’ai une foi énorme en les jeunes. Je pense que les écoles et les campus universitaires sont des lieux d’interaction privilégiés. Il est très important d’impliquer la société civile, car les grandes entreprises technologiques devront réagir. C’est pourquoi Project Liberty doit être bien plus qu’un simple projet technologique.
Vous avez récemment déclaré que la régulation pouvait contribuer à changer les « règles du jeu » et obliger les réseaux sociaux à renoncer au contrôle des données personnelles de leurs utilisateurs. Est-ce que Project Liberty travaille avec les autorités publiques à cet égard ?
Auparavant, il n’y en avait que trois, mais il y a désormais quatre volets au sein de Project Liberty. Nous avons ajouté le quatrième, « Politique », spécifiquement dans ce but. Nous devons être davantage actifs auprès des décideurs politiques, des régulateurs et des élus. Jusqu’à présent, nous avons fait un bon travail d’information au sujet de notre projet. Par exemple, en Europe, j’ai rencontré Thierry Breton. Je vois bien que ce que nous faisons est totalement en phase avec les objectifs en matière de politique publique qu’il a tenté de traduire en régulation. J’ai rencontré plusieurs autres personnes en Europe et aux États-Unis. Toutefois, Project Liberty n’est pas un projet de régulation. Nous soutenons et admirons ce travail, mais notre projet porte sur l’innovation. Je pense qu’en fin de compte, l’innovation sera plus puissante comme solution ici.
En outre, il existe deux types de régulation : celle qui vise à imposer des contraintes et des limites (par exemple, l’antitrust) et celle qui vise à supprimer les frictions (par exemple, en assurant des situations équitables, en faisant en sorte que l’innovation puisse se développer et prospérer, etc.). Il est important que les personnes responsables de ces politiques comprennent que des innovations comme Project Liberty existent et qu’elles peuvent les aider à atteindre leurs objectifs. Nous voulons qu’ils en soient conscients, et nous ne voulons surtout pas que de mauvaises régulations soient adoptées par mégarde.
Les géants de la tech ne sont probablement pas ravis de ce qui se passe autour du Web3 et à l’idée que les individus puissent posséder et contrôler leurs données. Pour l’instant, la technologie blockchain n’a pas une grande réputation. Le Web3 est plus que la blockchain, mais la blockchain en est un élément. Je ne serais pas surpris que les géants de la tech fassent pression pour que des réglementations soient adoptées avec pour objectif officiel de protéger les individus de certaines utilisations de la blockchain. Cependant, ces réglementations pourraient contribuer à saper l’innovation et à maintenir le statu quo. C’est pourquoi nous devons nous engager plus activement encore dans la communication avec les décideurs politiques.
Avez-vous un dernier message à faire passer ?
Project Liberty est un projet en faveur de la démocratie. Une fois que nous aurons réparé la technologie, imaginez tous les avantages qu’il y aura à ce que celle-ci soit mobilisée en faveur de la démocratie – de la société et des individus – plutôt que contre elle. Il n’y a pas d’espace entre nous : je suis là où vous êtes, vous êtes là où je suis. Nous devons nous rassembler en tant qu’individus, et décider qu’il s’agit d’un problème suffisamment important pour vouloir le résoudre. Si nous y consacrons suffisamment de temps et d’énergie, nous pouvons y parvenir, et j’invite tous ceux qui sont intéressés à rejoindre le projet.
1 Protocole de réseautage social décentralisé, en français.