Publication 25 avril 2024
Numérisation des procédures administratives et inégalités, avec Clara Deville
Les politiques publiques de numérisation du service public ont notamment été mises en œuvre avec une promesse de rapprochement entre l’État et les citoyens. Cependant aujourd’hui vous expliquez qu’au contraire, on assiste à l’exacerbation de l’éloignement de l’État social. Comment expliquer cela ?
La dématérialisation des services publics est une histoire ancienne, qui a pris un tour nouveau au cours des années 2010. Alors qu’elle était jusque-là un outil de réorganisation interne aux administrations, son attachement à la lutte contre le non-recours aux prestations sociales conduit à intégrer le numérique aux procédures d’accès aux droits. Les outils numériques prennent alors une nouvelle fonction, devant assurer des contacts à la fois plus simples et plus efficaces avec les usagers.
Si cette numérisation est efficace pour certains demandeurs et certaines demandeuses, pour d’autres, et notamment pour celles et ceux qui ont le moins de dispositions à s’ajuster aux fonctionnements bureaucratiques, elle génère des difficultés dans l’accès au droit.
La numérisation des procédures administratives ne réduit ainsi pas les inégalités, elle les rejoue.
Pour expliquer ces inégalités, il faut préciser que la dématérialisation des procédures d’accès aux droits s’est accompagnée de réorganisations dans différents secteurs de l’action publique : des guichets ont été fermés (notamment en milieu rural) et les accueils s’organisent dorénavant sur rendez-vous, empêchant toute spontanéité dans l’expression et la résolution d’un besoin ou dans la relation à l’Etat. Des difficultés techniques supplémentaires apparaissent alors : il faut être en mesure de se déplacer vers l’administration la plus proche et d’obtenir un rendez-vous dans des services régulièrement surchargés.
Clara Deville
Sociologue
Quels liens faites-vous entre le phénomène d’individualisation du non-accès aux droits et celui de numérisation de cet accès ?
Le processus de numérisation renforce le mouvement d’individualisation des services publics, observable depuis plusieurs dizaines d’années, et ce d’au moins deux manières.
La première concerne la manière dont le non-recours a été catégorisé au sein de l’action publique. Ce problème apparaît au tournant des années 2010. Alors qu’il a d’abord été porté comme un contre-feu au discours sur la fraude sociale, il perd peu à peu en capacités critiques. Saisi par l’action publique, le non-recours devient progressivement un problème d’individus qui n’ont pas accès aux informations sur leurs droits, qui ne comprennent que peu les règles d’éligibilité, qui ont honte de demander de l’aide… Sans faire une liste exhaustive des causes retenues, et sans les invalider, il apparaît que la définition du problème public du non-recours met en son centre l’individu et ses capacités à demander ses droits. Les éléments institutionnels ou légaux qui entrent dans l’explication du phénomène sont peu à peu invisibilisés. Une fois le non-recours défini comme un problème individuel, la dématérialisation, depuis longtemps à l’œuvre dans les administrations (pour organiser le travail des agents et agentes notamment), devient une solution adaptée. Permettant à tout un chacun d’accéder à l’administration depuis n’importe quel lieu et n’importe quand, cette solution est censée simplifier la recherche d’information et la réalisation de démarches.
Le second lien entre numérisation et individualisation se joue en pratique, dans les traitements institutionnels de demande de droits. La dématérialisation permet aux institutions du social de déléguer une part toujours plus grande du travail administratif aux demandeurs et demandeuses. Pour exemple, la numérisation de la demande du Revenu de Solidarité Active (RSA) a conduit à transférer les tâches de transfert des pièces justificatives aux personnes elles-mêmes, alors qu’elles relevaient auparavant de l’activité des techniciens et techniciennes conseil. La dématérialisation accroît ainsi le fardeau administratif, ce qui explique qu’elle génère des inégalités d’accès. La sociologie des guichets a en effet montré depuis longtemps que la capacité à réaliser des démarches administratives est socialement située. Dès lors, l’alourdissement des procédures d’accès est porteur d’un risque d’intensification des difficultés à faire face au fonctionnement bureaucratique.
Quels seraient les avantages et les inconvénients de l’automatisation du versement de certaines aides, comme le RSA ? Pourquoi cette automatisation n’a-t-elle pas lieu ?
L’automatisation des minima sociaux est une hypothèse qui avait déjà été évoquée au début des années 2010 pour lutter contre le non-recours. Il avait alors été envisagé que, puisque le non-recours était causé par la quérabilité de la prestation, c’est-à-dire au fait qu’il faille en faire une demande individuelle, la solution pourrait être de verser automatiquement leurs droits sociaux aux personnes éligibles, prenant ainsi pour modèle l’ancienne Prime pour l’Emploi. Cette hypothèse a rapidement été abandonnée, au nom de sa complexité opérationnelle (les règles d’éligibilité au RSA sont, par exemple, difficiles à modéliser et nécessitent des données dont les administrations ne disposent pas toujours), mais également au nom de raisons plus politiques.
Alors que la lutte contre la fraude sociale structure fortement la lutte contre la pauvreté, l’opportunité de distribuer des minima sociaux a paru inopportune, au nom de la nécessité de contrôler les bénéficiaires et les conditions d’emploi des aides versées. De plus, l’idée selon laquelle les personnes en situation de pauvreté doivent se montrer actives et entreprenantes dans la gestion de leurs difficultés a conduit à maintenir en l’état le processus de demande. Cet argument a d’ailleurs été de nouveau développé à l’occasion de la réforme visant à automatiser le versement du RSA, actuellement en cours. Cette réforme, présentée comme un moyen de lutter contre le non-recours, se cantonne, en réalité, à rendre pour partie automatique le calcul de l’allocation. La démarche de demande reste nécessaire, la réalisation de démarches administratives étant perçue comme un gage de la volonté et de l’engagement individuel à sortir de la pauvreté.
Clara Deville
Sociologue
La scénographie des espaces d’accueil du public joue un rôle important et vous évoquez leur transformation au fil de la distanciation de l’Etat social. Dans quelle mesure leur évolution vers des lieux plus conviviaux, sociaux, des lieux du “être ensemble” pourrait-elle fluidifier les rapports entre demandeurs et administration ? Quel est le rôle de la scénographie des lieux d’accueil dans la lutte pour l’accès aux droits ?
Les lieux administratifs portent en eux une forte charge symbolique, étant associés à des lieux de pouvoir où les décisions se prennent. Cette charge est d’autant plus forte que les personnes amenées à fréquenter ces lieux voient leurs conditions d’existence dépendre de ces décisions. Entrer dans une CAF (Caisse d’Allocations Familiales) peut alors être une démarche lourde de violences, ce qui est amplifié par les réformes de lutte contre le non-recours. Ainsi, le recentrement urbain des points d’accès aux droits ajoute des distances socio-spatiales à la domination bureaucratique, faisant de la CAF un lieu associé à des pratiques spatiales plus bourgeoise que celles des bénéficiaires. S’ajoute à cela l’installation de dispositifs numériques au sein même des salles d’attente. En effet, la lutte contre le non-recours a conduit à la création « d’espaces libre-service », où sont placés des ordinateurs, imprimantes et autres bornes, dédiés aux pratiques autonomes des demandeuses et demandeurs. Désormais, les agences ne sont plus conçues comme des lieux d’accueil de personnes attendant qu’on les aide, mais comme des lieux où ils et elles doivent travailler activement à la production de leurs droits. Cette technicisation des agences rend leur fréquentation encore plus impressionnante pour celles et ceux qui ne sont que peu familiers avec les outils numériques.
Les lieux d’accueil du public matérialisent, aux yeux des demandeurs et des demandeuses, ce qu’est l’État. Leur urbanisation et leur technicisation conduit à accroître les distances sociales et symboliques – qui séparent les demandeurs et demandeuses les plus en difficulté de leurs droits. A cela s’ajoute une dimension plus pratique, l’aménagement des agences se muant en dispositif de tri et de sélection des publics, renvoyant les plus précaires vers l’usage des outils numériques et réservant l’interaction au guichet à celles et ceux qui disposent des capacités à s’orienter dans les fonctionnements bureaucratiques et à s’ajuster aux attentes administratives. Obtenir une date de rendez-vous et la maintenir, se présenter à l’heure et avec les documents nécessaires sont autant de compétences attendues par les administrations leur permettant d’organiser la file d’attente. Pour celles et ceux qui sont loin, elles se transforment en aménagements dissuasifs, rendant l’accès à un rendez-vous incertain. De ce fait, si les espaces libre-service étaient destinés à accueillir les personnes ayant le moins besoin de l’interaction administrative, la pratique renverse ce principe. Ce sont en réalité celles et ceux qui présentent les situations les plus marquées par la pauvreté qui sont les plus nombreux à utiliser les ordinateurs installés dans les lieux d’accès aux droits.
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